La Loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, qui institue l’école inclusive, fêtera bientôt ses vingt ans. Une génération entière d’élèves peut désormais témoigner de ses effets… qui restent sujets à bien des controverses.

Rappelons qu’à sa parution le 11 février 2005 la loi dite “handicap” a provoqué une véritable révolution entre les murs de l’école. Révolution de principe, car sa mise en application a été pour le moins progressive voire fastidieuse, mais révolution véritable du système scolaire ! Alors que ce dernier se calquait jusqu’à présent sur le fonctionnement du plus grand nombre, l’Assemblée nationale réclame alors le droit pour tout enfant sans exception à une scolarisation non seulement ordinaire, mais aussi au plus près de son domicile et à un parcours scolaire continu et adapté. L’affirmation de l’école inclusive est une inversion du paradigme : on demande à l’école de s’adapter à l’élève hors normes, et non plus le contraire.

En conséquence, les termes qualifiant les troubles cognitifs et sensoriels évoluent pour être abordés positivement.

Les mots « déficience » et « incapacité » disparaissent au profit « d’adaptation » ; là où les « difficultés » sont transformées en « besoins » qui méritent une réelle revalorisation.

L’inclusion opère un renversement : c’est à l’école de s’adapter à l’élève et non plus le contraire.

Ce glissement de vocabulaire invite à une redéfinition de fond de la prise en compte des élèves. En particulier le terme phare de l’école inclusive : « élèves à besoins éducatifs particuliers », est loin de résonner comme un euphémisme.

Il cherche bien sûr à contourner un risque de stigmatisation, qui se cache de toute façon dans l’emploi d’autres raccourcis bien plus usités (« les SEGPA », « il est ULIS », respectivement “Section d’enseignement général et professionnel adapté” et “Unité Localisée pour l’Inclusion Scolaire” pour les élèves présentant des troubles des fonctions cognitives ou mentales), mais il ambitionne surtout d’amener à identifier ce qu’est, pour chacun, ce besoin.

Est-on en mesure, en France, de considérer réellement chaque élève pour ses particularités propres et d’imaginer l’école comme une série de parcours individualisés, et surtout, n’existe-t-il pas un risque « d’atomisation » des apprentissages ?

Accueillir les besoins éducatifs particuliers

Il convient en premier lieu de différencier l’enfant en situation de handicap (ESH) de l’élève à besoins éducatifs particuliers (EBEP). Le premier fait l’objet d’une reconnaissance médicale et administrative de son trouble, le second manifeste plus largement des difficultés d’apprentissages, d’ordre structurel – troubles cognitifs légers – ou conjoncturel – origine étrangère, hospitalisation de longue durée… -, reconnues par ses enseignants.

Les besoins particuliers recouvrent donc un panel assez large d’élèves, dont les ESH, et qui ont tous pour point commun d’être en risque de décrochage.

Cependant l’Éducation nationale tâtonne encore dans la prise en compte de ces enfants car elle est le fruit récent d’une longue évolution anthropologique et idéologique de la perception de la différence.

Ce n’est que dans les années 1990 que le système français s’est voulu moins ségrégatif et plus apte à inclure en milieu ordinaire (à l’école) les enfants aux troubles d’apprentissages lourds – bien qu’une certaine proportion d’élèves demeure en institution spécialisée.

Même si l’inclusion a fait un chemin conséquent, nous sommes encore loin de l’Italie, qui scolarise 99,5% d’une classe d’âge en milieu ordinaire, ou des Etats-Unis, qui pénalisent lourdement toute école refusant un élève du secteur, fut-il porteur d’un handicap lourd.

Une proportion croissante d’élèves en risque de décrochage ?

Il est donc vrai qu’aujourd’hui en France, une grande partie des élèves, dans une situation donnée et à un moment ou à un autre de leur scolarité, sont susceptibles d’être considérés à besoins particuliers. Les statistiques sont difficiles à établir : si l’on peut compter au bas mot 10 à 12% d’élèves à besoins éducatifs particuliers parmi les effectifs scolaires, tout dépend, logiquement, du référencement proposé au niveau de l’établissement et du territoire. On peut compter de manière plus officielle les élèves en situation de handicap : du nombre de 1 à 2 élèves pour une classe de 30, dans le secondaire.

Dans l’ensemble, le quota d’élèves nécessitant un accompagnement adapté a massivement augmenté ces dernières années.

Doit-on incriminer un biais de comptabilisation de ces élèves, qui serait l’effet d’une plus grande sensibilisation ? Voire un effet de mode ? Ou s’agit-il d’un réel décalage, de plus en plus profond entre le système scolaire et les capacités “réelles” des élèves ?

Dans tous les cas l’augmentation de cette marge, qui n’en est plus vraiment une, n’est pas une spécificité française. On l’observe dans l’ensemble des pays d’Europe. Du reste, plus le système scolaire du pays en question se rapproche de la communauté éducative et s’éloigne de l’instruction, plus la prise en compte du besoin particulier est fine. Autrement dit, plus l’apprentissage est axé sur la compétence, notamment psychosociale et sur le collectif, moins les EBEP sont stigmatisés. En Norvège, au Portugal ou en Colombie britannique, dans des pays démographiquement comparables à la France, ils peuvent représenter près de la majorité des effectifs d’un établissement.

L’inclusion ne considère pas les différences non comme des problèmes mais comme une source d’enrichissements mutuels.

A ce stade, l’objectif n’est pas de taxer d’inadaptation le système, ou encore moins les élèves, mais bien de le transformer en interrogeant ce décalage avec les élèves dits “scolaires” !

Si l’élève ne vient pas à l’école… l’école viendra à l’élève

C’est bien là toute la vocation de l’école inclusive : plier l’école dans son ensemble – l’environnement, le matériel, les locaux, les programmes, les temporalités, toute la communauté éducative – aux exigences des besoins particuliers.

Processus de transformation des établissements par une politique d’établissement ambitieuse au service d’une éducation équitable et de qualité pour tous les apprenants (Midelet, 2020), l’école inclusive exige une mutation profonde de la structure même des institutions.

Mutation qui n’a pas eu lieu en 2005… et à laquelle on peut encore espérer aboutir ! Même si elle se manifeste pour le moins timidement jusqu’à présent, et davantage du point de vue pédagogique qu’institutionnel.

L’école inclusive doit permettre de considérer les différences entre les individus non comme des problèmes mais comme source d’enrichissements mutuels. L’enjeu est donc de sensibiliser largement à la différence, par exemple les élèves qui accueilleront progressivement, dans leur classe un élève d’ULIS.

D’ailleurs, selon cette logique, les fameux dispositifs d’inclusion tenus par des enseignants spécialisés (ULIS, SEGPA etc) ne doivent plus être considérés comme des classes. En l’étant, ils portent un risque de re-création de lieux d’exclusion. Ils doivent devenir des vecteurs d’adaptation voire de transition pour l’élève, et idéalement… disparaître un jour des emplois du temps.

Sur les enseignants pèse une exigence immense. Ils sont tenus d’adapter leur enseignement à la dyslexie, la dyspraxie, les troubles de l’audition etc. Est-ce envisageable ?

Un chemin vers la personnalisation des apprentissages

La conception universelle des apprentissages est un exemple de réponse à ce qui semble être un inextricable casse-tête. Elle propose de manière assez pragmatique d’aborder chacune des compétences principales (Entendre, Ecrire, Raisonner, Voir…) – selon différentes manières, afin que chaque élève trouve sa propre voie d’accès.

On encourage par exemple les enseignants à proposer, d’emblée, des supports adaptés, par la taille

de la police, l’espacement entre les paragraphes et les mots, la mise en valeur de consignes, éventuellement la possibilité d’utiliser un logiciel de lecture. Une proposition qui est certes chronophage dans un premier temps mais qui s’inscrit ensuite dans un recyclage de supports et de réflexes. La tâche n’est pas facile pour autant…

S’appuyer sur des associations peut être une autre piste. L’association Signes de Sens conçoit par exemple des dispositifs inclusifs pour les classes : dictionnaire de poche de la langue des signes, parcours numérique sensibilisant l’ensemble de la classe à la surdité, pictos pour accompagner les enfants autistes… Elle illustre cette volonté de faire collectif autour des besoins spécifiques.

En multipliant ce type d’initiatives, on s’approche pas à pas de l’ambition de la loi handicap. Aujourd’hui malheureusement, tout n’est pas concluant : la majorité des élèves malentendants inclus en milieu ordinaire réclament par exemple un retour en institution spécialisée. L’école inclusive n’est pas encore assez mature pour parvenir à ce qu’ils se considèrent comme élèves parmi les élèves, malgré leur handicap.

La loi introduisant l’école inclusive doit encore faire ses preuves, pour ne pas rester “ l’Esperanto de l’éducation ” : souhaitable, peut-être applicable, mais dans les faits largement impratiquée !

Pour s’affirmer, une telle prise en compte des besoins particuliers fait face à plusieurs défis de taille.

Elle implique premièrement de diffuser une conception commune de l’école inclusive, tant dans la formation initiale des enseignants que dans les projets d’établissement.

Elle doit consolider les parcours personnalisés, par l’organisation des programmes et des emplois du temps, en gardant pour objectif le développement des relations sociales entre tous les élèves.

Elle doit encore et toujours permettre l’accès à des ressources, pour aller vers cette pédagogie adaptée, par un meilleur accès aux associations et aux formations.

Enfin, elle doit permettre de constituer en permanence une communauté autour de l’élève, avec sa famille, l’ensemble de l’équipe enseignante et des professionnels de santé, malgré les pénuries de personnels dont souffre le secteur du médico-social.

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