Dans le cadre du cycle « Autorité(s) en crise(s) », VersLeHaut est allé à la rencontre du village d’enfants de Carros, sur les hauteurs de Nice. Les éducateurs de la protection de l’enfance doivent conjuguer les exigences du quotidien avec la préservation de liens familiaux souvent blessés. Cette recherche de conciliation implique une approche particulièrement collégiale de l’autorité éducative. Des expériences utiles pour tous les éducateurs.

En France, plus de 60 000 enfants et adolescents sont hébergés par les établissements de l’Aide sociale à l’enfance, soit un tiers des 177 000 enfants placés au titre de la protection de l’enfance, les autres étant accueillis en famille d’accueil ou en logement individuels (DREES, 2017). Si le placement intervient à des âges très variés, cette prise en charge publique est supposée cesser à la majorité et laisse souvent les jeunes dépourvus des liens essentiels sur lesquels bâtir sa vie.

« 40 % des SDF de moins de 25 ans sont d’anciens enfants placés »

Michèle Créoff

Depuis 2022, cependant, ces jeunes peuvent bénéficier d’un accompagnement dédié jusqu’à 21 ans. En effet, d’après Michèle Créoff , ancienne directrice de l’ASE du Val de Marne, « 40 % des SDF de moins de 25 ans sont d’anciens enfants placés qui sont renvoyés de toutes les structures d’accueil le jour de leurs 18 ans ».

Des associations dédiées à la protection de l’enfance

Depuis les lois de décentralisation de 1983, c’est le département qui est chargé de cette prise en charge. Il s’appuie sur des associations agréées pour accueillir et accompagner les enfants au sein de maisons d’enfants à caractère social (MECS), de foyers de l’enfance, de pouponnières, de villages d’enfants ou d’autres lieux de vie.

SOS Villages d’enfants compte parmi les grands opérateurs historiques du secteur. Depuis les années 1950, l’association reconstitue des foyers autours des enfants placés pour préserver les fratries, afin de permettre à des frères et sœurs de rester ensemble dans cet épisode difficile de leur vie.

900 enfants trouvent ainsi un nouveau foyer dans toute la France, pour quelques mois ou pour plusieurs années. Dans les Alpes-Maritimes, sur les hauteurs de la vallée du Var, le village d’enfants de Carros compte 45 enfants de 18 mois à 18 ans, accueillis dans 10 maisons et appartements répartis dans toute la ville.

Chaque enfant est un cas particulier

Les maisons d’enfants sont des vrais foyers autonomes constitués autour d’une éducatrice familiale – l’EF – qui s’occupe de 4 à 6 enfants pendant trois semaines. Elle est ensuite relayée pendant deux semaines par une aide familiale – l’AF. La relation entre EF et AF est primordiale, comme le soulignent Elisabeth et Chelly qui forment un binôme EF/AF éprouvé depuis 20 ans.

A travers mille histoires, elles racontent le destin des enfants qui leur ont été confiés, parfois toute leur enfance. Comme cette petite fille de 8 ans, qui avait endossé un rôle de parent pour ses 3 petites sœurs, et qu’il a fallu séparer d’elles pour lui permettre de s’affranchir de cette charge et de retrouver sa vie d’enfant.

« Dans ce métier, on ne peut pas venir à reculons, compter les nuits, les enfants le perçoivent tout de suite ».

Éducatrice familiale

Ou ce petit garçon de 6 ans, dont les troubles se sont manifestés plusieurs années après le placement et pour qui le poids du collectif était devenu « assourdissant ». Il a finalement trouvé une solution plus adaptée auprès d’une famille d’accueil : « ils ont un grand jardin, des animaux, je crois qu’il va mieux » se rappelle Chelly. Comme elle le dit, « dans ce métier, on ne peut pas venir à reculons, compter les nuits, les enfants le perçoivent tout de suite ».

L’intérêt de l’enfant à la frontière entre deux légitimités

Dans ce contexte, la relation avec les familles n’est pas toujours évidente. Et même parfois franchement difficile !

Si les enfants sont placés sur décision du juge, les parents conservent la plupart du temps l’autorité parentale. Malgré les difficultés, le lien avec la famille doit en effet être préservé autant que possible pour réussir la levée de placement ou pour accompagner l’enfant vers sa vie d’adulte.

Comme le dit Nathalie, la directrice : « la source de placement est toujours un enjeu clé : lorsque toutes les parties ont compris, c’est bien plus simple ». Mais dans un contexte souvent compliqué, cette double légitimité est source d’incessantes difficultés pour les éducateurs comme pour les enfants : pour un dossier de handicap, pour une activité ou même pour des choses courantes comme une photo de classe ou pour se couper les cheveux.

Si les parents restent légalement détenteurs de l’autorité parentale, de nombreuses décisions doivent être prises par les éducateurs au quotidien. Ils constituent donc à ce titre des figures d’autorité à part entière dont la légitimité est pourtant parfois contestée. Les enfants eux-mêmes sont souvent tiraillés entre l’éducatrice familiale, qui fait figure de principale référence quotidienne, et les parents dont l’autorité persiste, en surplomb, sur les décisions importantes, comme l’orientation scolaire.

En pratique, les éducatrices familiales évitent donc d’être confrontées aux familles pour ne pas accentuer ce conflit de légitimité. Les parents déposent leurs enfants à la maison commune tenue par Benoît, Marzouk, Bastien et Marc, les « 4 mousquetaires » comme on appelle au village ces éducateurs spécialisés qui font le tampon avec l’extérieur pour protéger les maisons.

La vie des enfants se partage entre le village et les établissements scolaires qu’ils fréquentent. Là, ils se retrouvent confrontés à de nouvelles figures d’autorité : enseignants, personnels de direction, animateurs, etc. Nombre d’entre eux connaissent des difficultés dans leur scolarité qui sont autant de sources potentielles de conflit.

Accrochage scolaire

Depuis quelques années, un nouveau profil d’éducateur est apparu dans les villages : l’éducateur scolaire. Joumana tient ce rôle à Carros pour les enfants scolarisés de la maternelle au collège. Elle est leur référente pour tout ce qui concerne leur parcours scolaire et l’interlocutrice attitrée dans les relations avec les établissements.

A ce titre, elle occupe une place privilégiée au carrefour de toutes les autorités qui entourent l’enfant. Elle est en relation constante avec les autres éducateurs pour avoir un panorama complet de la situation de chaque enfant. En retour, elle leur apporte son expertise sur les sujets scolaires et les difficultés des enfants : troubles dys, problèmes de concentration, etc.

Elle accompagne également les équipes éducatives des établissements scolaires dans la compréhension des problématiques spécifiques de chaque enfant. Son passé d’enseignante spécialisée et sa disponibilité – y compris pour un accompagnement dans la classe – permettent aux enseignants de se sentir moins démunis face aux difficultés d’enfants aux parcours complexes.

Si les familles le désirent, elles les accompagnent également aux rendez-vous dans les écoles. Elle facilite ainsi le contact entre des acteurs qui ont souvent des difficultés à établir le dialogue (voir à ce propos notre article sur les relations entre l’école et les familles vulnérables).

Enfin, Joumana joue un rôle décisif dans la protection du lien affectif entre les enfants et les autres éducateurs du village. Par sa fonction, elle les décharge du poids de la gestion des difficultés scolaires des enfants. C’est vrai en particulier des éducatrices familiales dont la qualité de la relation avec les enfants pourrait être parfois gâchée par les conflits liés à leur scolarité.

Le rôle crucial des éducateurs

En cette période d’interrogations sur le sens du travail, voilà des métiers bien peu ordinaires, où la question de l’utilité ne se pose pas ! Les témoignages des éducatrices rappellent les histoires de marins, qui partent loin de chez eux pendant de longs mois, pour des quotidiens de promiscuité et de relations humaines intenses.

« Je suis très claire dans ma tête, ce ne sont pas mes enfants. Une fois que je partirai, je partirai »

Chelly

Chelly raconte ses 20 ans en village d’enfants et envisage la retraite qui s’approche. Elle voudrait voyager avec son compagnon, en Alaska ou en Islande, pour se consacrer à sa passion la photographie. Après deux heures à raconter ces milles destins dont elle a conservé les noms, les visages, les difficultés intimes, elle se redresse fièrement et conclue notre échange : « je suis très claire dans ma tête, ce ne sont pas mes enfants. Une fois que je partirai, je partirai ».

Guillaume Prévost

Délégué général VersLeHaut