Réflexions autour de l’ouvrage L’égale dignité des invisibles. Quand les sans-voix parlent de l’école.

« Pour rentrer dans les apprentissages, un enfant a besoin d’être en sécurité, de sentir que son environnement personnel et l’école avancent dans la même direction. La relation parents-enseignants est à cet égard absolument essentielle. Si l’enfant entend un langage très différent à l’école de celui qu’il entend à la maison, s’il vit des réalités tellement différentes qu’il ne voit aucun lien entre l’école et sa famille, il est pris dans un conflit de loyauté. Face à un choix impossible, il ne veut pas trahir sa famille et son milieu et, de façon inconsciente, il bloque la possibilité de rentrer dans les apprentissages. »

Marie-Aleth Grard    

La relation entre famille et école est loin d’être uniforme. Elle peut prendre le visage de la connivence lorsque l’enfant s’y épanouit et que culture scolaire et culture familiale se répondent en écho. Elle peut cependant se vivre dans le conflit et l’hostilité quand elle vire à l’incompréhension et aux reproches mutuels.

Si école et famille constituent sans conteste deux autorités pour l’enfant, elles n’endossent pas le même rôle symbolique pour sa réussite sociale et professionnelle. L’école représente pour beaucoup de parents un espoir. De ce fait, lorsque le conflit surgit, il se teinte de douleur. Car de l’issue de ce conflit dépendra souvent la trajectoire future de l’enfant.

Autorité sur l’enfant, autorité sur la famille

Le rapport à l’institution scolaire des familles qui vivent dans la grande pauvreté vient souligner d’une façon particulièrement cuisante cet enjeu majeur des relations entre autorités éducatives. Et c’est une des grandes forces de l’ouvrage dirigé par Marie-Aleth Grard de mettre en lumière la dynamique douloureuse de leur relation à l’école.

L’autorité que l’école exerce sur les enfants s’exerce également sur les familles. Certes, pas toutes. Car l’école n’a que peu de choses à reprocher aux parents dont les enfants obtiennent de bonnes notes, arrivent le matin avec les devoirs faits, écoutent en classe, n’adoptent pas de comportements violents ou déplacés, etc. Mais quand ce n’est pas le cas ?

Alors, elle convoque les parents, leur laisse entendre qu’ils n’ont pas su imposer un cadre, qu’ils ne sont pas en mesure d’aider leur enfant à réussir, qu’elle sait mieux qu’eux ce qu’il lui convient, etc. En tout cas, c’est ainsi que les parents qui témoignent dans ce livre, la plupart militants Quart Monde, le ressentent bien souvent.

Or cette perception s’inscrit dans une dynamique complexe des relations qu’ils ont eux-mêmes tissées avec l’institution scolaire en tant qu’enfants. Ces parents qui se sentent victimes d’abus d’autorité de la part de l’école relatent souvent en premier lieu de tels abus vécus dans l’enfance.

Souvenirs aigus de violences pédagogiques ordinaires

Nombre d’entre eux gardent des souvenirs douloureux du comportement de certains professeurs. Moqueries, manque d’attention, défaut d’assistance, les abus dont ils estiment avoir été victimes ont contribué à faire naître une défiance durable envers l’institution.

Franck, issu de la communauté des gens du voyage, subissait régulièrement des agressions de la part de ses camarades et n’a pas trouvé auprès des adultes le soutien qu’il aurait pu espérer : « Quand mes camarades m’injuriaient, les profs ne réagissaient pas. »

Céline, en difficultés scolaires au moment de l’hospitalisation de sa mère, entend sa maîtresse lui dire : « Tu redoubles parce que ta mère est folle. »

Murielle, victime de violences familiales ayant affectées son développement, se souvient également avec douleur de son entrée à l’école élémentaire.

« Au CP, la maîtresse était méchante. Elle voyait bien que je n’arrivais pas à parler correctement, elle me mettait toujours au fond de la classe. Et elle remettait tout le temps sur le tapis ma vie depuis ma naissance, elle disait que je ne ferais jamais rien de bien. Pendant les deux ans que j’ai passés au CP, elle m’a massacrée. »

Leurs témoignages mentionnent aussi souvent des rencontres positives avec certains professeurs plus encourageants ou à l’écoute. Mais le sentiment qui domine est celui d’avoir été rabaissés plus que portés par ces figures d’autorité.

L’intention des enseignants n’est pas toujours perçue comme mauvaise. Souvent présentés comme impuissants face aux difficultés rencontrées par ces enfants – comme le souligne la chercheure Dominique Reuter interviewée dans l’ouvrage – leurs réponses semblent surtout guidées par la maladresse, l’incompréhension et la méprise.  

Des parents empreints de méfiance

Ce vécu rend d’autant plus difficile leur relation à l’école une fois devenus parents.

Franck l’exprime très clairement : « Au début, ça n’a pas été simple pour moi de retourner à l’école et d’aller voir les professeurs. […] Il y a sûrement un traumatisme qui faisait que pousser la grille d’une école, c’était compliqué. »

Elodie se souvient également que sa propre expérience en tant qu’élève a fait qu’elle n’avait « aucune confiance en l’école » qu’elle considère comme « un endroit néfaste ». Murielle, quant à elle, évoque être allée « en reculant » aux rendez-vous avec la maîtresse : « Je me demandais comment j’allais le prendre alors qu’elle rabaissait mes enfants. »

En tant que parents peu éduqués et vivant souvent dans une situation de pauvreté, ils ont l’impression d’être jugés par les enseignants et les autres professionnels.

« Je pense que c’est la précarité qui fait que nous sommes différents. Nous ne sommes pas aux normes. […] Il faut avoir l’intelligence, le savoir, s’exprimer correctement. Dans ce cas, c’est bon, vous avez votre place. Mais dès qu’il n’y a pas d’argent, que vous êtes au RSA, que vous habitez un quartier où les maisons sont délabrées, ça y est, vous avez une étiquette sur le dos et vous l’avez pour longtemps. »

Paulette, militante Quart Monde à Toulouse

Des actes et des paroles abusifs

Leur jugement est renforcé par le sentiment d’être toujours victime d’abus de la part de l’institution scolaire, cette fois en tant que parents.

Ainsi Franck se souvient avoir découvert que ses deux premiers enfants avaient été orientés en SEGPA [Section d’enseignement général et professionnel adapté] sans que l’autorisation parentale ne lui ait été demandée comme la procédure le prévoit. On n’avait tout simplement pas pris soin de le lui signifier. L’assistante sociale auprès de qui il vient rapporter son étonnement lui rétorque qu’on a probablement signé à sa place l’autorisation parentale.

Valérie, quant à elle, s’est entendue dire : « Ce n’est pas la peine que vous aidiez votre fille, vous lui faîtes faire des erreurs. » Diagnostic probablement juste du fait des difficultés importantes qu’elle avait elle-même rencontrée dans sa scolarité. Mais qu’elle perçoit comme d’une grande violence.

De grandes espérances

A côté de ces souvenirs très sombres pointent de vraies notes d’espoir. Des rencontres positives avec certains enseignants plus compréhensifs, ouverts et impliqués. Des enfants qui parviennent à surmonter leurs difficultés pour construire dans l’adversité les fondations de leur réussite future. Malgré tout, au-delà des abus dont ils se sentent victimes, les parents qui témoignent dans le livre continuent de voir l’école comme un moyen d’émancipation et de succès pour ceux d’entre nous qui démarrent dans la vie avec de sérieux handicaps – économiques, culturels, affectifs, etc.

Loin d’adopter un ton uniquement critique, l’ouvrage met en avant le désir profond de ces familles de se voir mieux entendues et comprises par l’institution scolaire. Leur désir de dialogue est manifeste. Disposer de temps et de lieux d’échanges approfondis avec les enseignants pour confronter leurs expériences apparaît pour beaucoup comme un premier pas essentiel, un passage obligé pour la réussite de l’enfant.

La méthodologie du Croisement des savoirs et des pratiques© expérimentée dans de nombreux domaines par ATD Quart Monde est souvent mentionnée comme un cadre possible de ce dialogue. En 2018, un tel atelier a d’ailleurs été monté pour réfléchir au problème de l’orientation subie, qui constitue un abus dont se sentent victimes nombre d’enfants et de familles en situation de pauvreté. Avec pour prolongement une expérimentation menée dans plusieurs établissements : le programme CIPES – Choisir l’Inclusion Pour Éviter la Ségrégation.

Comme souvent, l’attention à la situation des plus vulnérables est porteuse de nombreux enseignements. Car ce besoin de bienveillance, d’écoute et d’attention à la singularité de leur situation est ressenti par bien des élèves et bien des parents.

Si le virage a bien été entrepris depuis quelques années déjà – en témoigne l’appel à « promouvoir une école à la fois exigeante et bienveillante » de la circulaire de rentrée 2014 du Ministère de l’éducation nationale – cet ouvrage nous rappelle que beaucoup reste à faire en ce domaine.

L’appel au dialogue entre école et famille qui transparaît à travers ces témoignages de militants Quart Monde dessine une possible trajectoire d’évolution de l’exercice de l’autorité de l’école qui bénéficierait probablement à tous.

EN COMPLÉMENT : Un document précieux sur l’expérience que mena entre 2007 et 2011ATD Quart Monde dans le quartier de Maurepas à Rennes pour rapproche l’école et les parents : https://www.dailymotion.com/video/xlwc5f 

Stephan Lipiansky

Chef de projet alliances éducatives