Le Président de la République a annoncé, le 17 avril dernier, trois grands chantiers prioritaires, dont l’école fait partie puisque « l’éducation nationale doit renouer avec l’ambition d’être une des meilleures d’Europe. Dès la rentrée, l’Ecole va changer à vue d’œil…[1] ». Changer à vue d’œil, voilà une affirmation audacieuse, tant on sait que l’école est une institution de temps long où les évolutions sont lentes.  Mais, si l’on veut la voir changer, et changer vraiment, encore faut-il débattre du sens souhaitable de ce changement.

On se prend à souhaiter un débat qui ne soit pas joué à l’avance, avec des postures en prêt à porter régulièrement revêtues à chaque échéance par l’un ou l’autre camp.

Jean-Pierre Véran

Alors, on se prend à souhaiter un débat qui ne soit pas joué à l’avance, avec des postures en prêt à porter régulièrement revêtues à chaque échéance par l’un ou l’autre camp : il faut rétablir l’autorité à l’école en y instaurant le port de l’uniforme pour les uns,  il faut plus de moyens pour l’Ecole pour les autres, il faut enseigner le roman national à tous les élèves pour les premiers, il ne faut pas céder la formation professionnelle aux entreprises capitalistes pour les seconds. Sur quoi un débat public sincère pourrait-il porter ?

Trois questions pour commencer

Peut-on se satisfaire de prôner dans les discours l’égalité des chances et la mixité sociale et de voir s’élargir au fil du temps l’écart entre deux jeunesses, celle qui réussit en suivant la voie royale et celle qu’on écarte de cette voie en lui vantant l’excellence, bien-sûr, de la voie professionnelle ? il y a là une vraie question politique, parce que le discours sur l’école (« la promesse républicaine ») est démenti par ce qui se passe effectivement à l’école : d’un côté des établissements chic, de l’autre des établissements choc, et, entre les deux, des établissements où, comme ailleurs, le séparatisme social et scolaire se réalise à bas bruit par le choix des enseignements complémentaires, et, au bout des quatre années de collège, par le verdict de l’orientation préparé dès la sixième selon qu’on a pu entrer en classe bi langue ou non. Pour qui cette école dure à ceux qui n’ont pas le capital social, culturel nécessaire à la réussite est-elle satisfaisante ?Pourquoi est-on passé, dans les discours officiels, des ambitions d’un socle commun, porté en 2005 par une majorité de droite dans la loi Fillon et consolidé en 2013 par une majorité de gauche avec la loi Peillon, à un accent mis sur les « savoirs fondamentaux » résumés par l’actuel ministre dans la formule « lire-écrire-compter » ? Il y a en fait, à travers des mots qui peuvent rassembler – qui pourrait en effet être contre la maîtrise par tous de lire, écrire et compter ?- une réduction drastique jusqu’à la défiguration  de l’ambition commune de formation pour notre école. Poser un  socle commun de connaissances, de compétences et de culture, c’était

avoir, pour la scolarité obligatoire, un objectif d’accès de toutes les générations à une culture commune dépassant largement des savoirs instrumentaux comme lire, écrire et compter. N’est-il pas paradoxal, dix ans après la deuxième version du socle commun, qu’on ait ramené la priorité de notre école pour tous à lire-écrire compter, dont Jules Ferry disait déjà en 1881 que ces fondamentaux ne constituaient pas l’essentiel de l’ambition éducative républicaine[1]  ? Cela exige donc un débat de fond, pour que nous nous mettions collectivement d’accord sur les finalités de l’école, qui doivent déterminer ce que tous les enfants et les jeunes apprennent vraiment à l’école.

Pourquoi les quatre parcours éducatifs formalisés depuis 2015 [Avenir, Citoyen, Santé et Education artistique et culturelle, Ndlr] sont-ils si peu présents non seulement à l’esprit de tous ceux qui s’intéressent à l’école mais aussi dans l’expérience scolaire d’une majorité d’élèves ? Si on estime qu’il est indispensable de vivre, de l’école aux lycées en passant par le collège, une riche expérience des arts et de la culture[2], une formation progressive à la vie civique et au débat démocratique [3],  une approche concrète continue des conditions de la bonne santé[4], et une connaissance approfondie de la réalité des formations et des métiers[5], on ne peut se contenter des faux-semblants actuels. De même, à l’heure où l’essor des intelligences artificielles démultiplie la révolution numérique, avec des enjeux colossaux touchant à la véracité des informations, pourquoi l’éducation aux médias et à l’information, dont une circulaire- qui n’a aucune valeur réglementaire, ce qui en dit long sur son impact potentiel- du 24 janvier 2022 a annoncé la généralisation[6], est-elle si aléatoire dans le parcours réel de formation des élèves ?

L’école des mots vs l’école des choses

Peut-on continuer à pousser sous le tapis ces réalités qui marquent le grand écart entre ce que l’école dit et ce qu’elle fait ?

Jean-Pierre Véran

Dans des domaines très divers, dont on n’a pris ici que quelques exemples, on constate ainsi un gouffre béant entre ce qui apparaît dans les textes officiels comme une exigence fondamentale  de la formation des jeunes de France et la réalité de leur parcours. Peut-on continuer à pousser sous le tapis ces réalités qui marquent le grand écart entre ce que l’école dit et ce qu’elle fait ? Il faut aller plus loin encore pour expliquer cet état de fait qui ne peut satisfaire personne. Si nous voulons que le débat public sur l’école ait un sens, il faut affronter les réalités en sortant des postures faciles.

Chacun, par sa formation, est appelé à rester « dans son couloir de nage »

Jean-Pierre Véran

Si l’on devait résumer l’école à la française que nous connaissons, on pourrait dire qu’elle se caractérise, au collège et aux lycées, par une formule dominante « un heure, une salle,  une discipline, un professeur, une classe ». Cette formule résume la parcellisation des enseignements et des apprentissages, parcellisation qui se joue également dans la formation et le recrutement des enseignants, comme elle s’exprime dans les programmes juxtaposés des matières d’enseignement. Chacun, par sa formation, est appelé à rester « dans son couloir de nage », comme l’a écrit Régis Malet[1]. Cette parcellisation est miraculeusement « résolue » par l’addition des moyennes obtenues dans chaque matière, pour obtenir une moyenne générale qui va permettre de dire, en conseil de classe, si le trimestre et l’année scolaire ont été bons, moyens ou insuffisants, si l’élève passe ou non dans la classe supérieure et la voie de formation de son choix, et, en jury d’examen ou de concours, si l’examen ou le concours sont réussis ou manqués. La moyenne, nous dit –on, renseigne sur le « niveau » de l’élève. Non, elle indique qu’il peut ou ne peut pas  passer dans la classe supérieure ou avoir son examen,  mais elle ne nous dit rien, absolument rien, sur ce qu’il a appris ou ne maîtrise pas dans chacune des matières d’enseignement.

Mais ce n’est pas en répétant à l’envi « méritocratie républicaine » et « égalité des chances » qu’on transformera le vécu et le destin scolaire de toutes celles et tous ceux que leur naissance n’a pas placé dans un milieu maîtrisant les codes scolaires et les implicites sur lesquels repose la réussite scolaire. 

Jean-Pierre Véran

De tout cela, nous nous accommodons, parce que cela nous paraît « naturel », et nous faisons l’économie d’en débattre, puisque nous n’avons jamais vécu autre chose à l’école. Ce qui la condamne à ne pas sortir des difficultés qui sont les siennes et qu’on évoque dans le débat public. Tout concourt en effet à montrer que l’école n’est pas l’institution d’émancipation des déterminismes sociaux, territoriaux et culturels que le Code de l’éducation décrit[1]. Mais ce n’est pas en répétant à l’envi « méritocratie républicaine » et « égalité des chances » qu’on transformera le vécu et le destin scolaire de toutes celles et tous ceux que leur naissance n’a pas placé dans un milieu maîtrisant les codes scolaires et les implicites sur lesquels repose la réussite scolaire. 

Ouvrir la boîte noire de l’école

Cette boîte noire, c’est une politique des savoirs jamais interrogée et toujours reconduite, ministre après ministre, à quelques aménagements cosmétiques près. Le débat public sur l’école devrait porter avant tout sur les finalités de l’école, et, à partir de ces finalités, sur ce que nous enseignons effectivement, ce que nous devrions enseigner, et sur ce que les élèves apprennent effectivement et ce qu’ils devraient apprendre. On ne peut reconduire d’année en année, sans discussion aucune, des matières d’enseignement qui occupent l’essentiel du temps scolaire. Il faut procéder à un inventaire, en réexaminer la liste, l’agencement, la hiérarchie, évaluer leur contribution effective à la formation attendue de notre jeunesse, repenser leurs liens et leur concours à la mise en œuvre effective des apprentissages jugés indispensables. Pour que cet examen soit aussi juste que possible, ne faudrait-il pas se demander d’abord ce que, pour se repérer et agir dans un monde marqué par de multiples transitions, climatique, démographique, technologique, les écoliers, collégiens et lycéens doivent savoir, ensuite la manière dont on évalue leurs apprentissages, dont on certifie les connaissances et compétences acquises, ce qui implique aussi que l’on s’interroge sur ce que signifie être enseignant aujourd’hui et demain, et que soient mis en débat leur formation et leur recrutement.

C’est une affaire politique dont les enjeux doivent être présentés aux citoyennes et citoyens.

Jean-Pierre Véran

Cet examen approfondi, rigoureux de la boîte noire de l’école, ne doit pas être l’affaire de quelques experts porteurs de la tradition scolaire française ou d’un ministre, qui n’a jamais envisagé comme une de ses priorités de déranger l’ordre institué des savoirs scolaires. C’est une affaire politique dont les enjeux doivent être présentés aux citoyennes et citoyens. La politique des savoirs ne doit plus être, comme on le voit dans les régimes dictatoriaux ou les démocraties illibérales, à la main du pouvoir exécutif,  ni, comme on l’observe chez nous, vouée au maintien de ce que le passé nous a légué. Elle doit correspondre à des choix limpides, faits en toute clarté et démocratiquement arrêtés.

N’y aurait-il pas là, pour les républicains de l’une et l’autre rive, un bel enjeu collectif ? Mettre au cœur du débat scolaire les vraies questions de fond et non de pures questions de forme, et prendre les maux de l’école française à la racine.

Jean-Pierre Véran

Membre professionnel Laboratoire BONHEURS, CY Cergy Paris Université Membre du Collectif d’interpellation du curriculum


[1] « Le service public de l’éducation est conçu et organisé en fonction des élèves et des étudiants. Il contribue à l’égalité des chances et à lutter contre les inégalités sociales et territoriales en matière de réussite scolaire et éducative. Il reconnaît que tous les enfants partagent la capacité d’apprendre et de progresser. Il veille à la scolarisation inclusive de tous les enfants, sans aucune distinction. Il veille également à la mixité sociale des publics scolarisés au sein des établissements d’enseignement. Pour garantir la réussite de tous, l’école se construit avec la participation des parents, quelle que soit leur origine sociale » Art L111-1


[1] « Quitter son couloir de nage », les Cahiers pédagogiques, hors série numérique n° 60, septembre 2022


[1] « tous ces accessoires auxquels nous attachons tant de prix, que nous groupons autour de l’enseignement fondamental et traditionnel du « lire, écrire, compter » : les leçons de choses, l’enseignement du dessin, les notions d’histoire naturelle, les musées scolaires, la gymnastique, les promenades scolaires, le travail manuel, le chant, la musique chorale. Pourquoi tous ces accessoires ? Parce qu’ils sont à nos yeux la chose principale, parce que ces accessoires feront de l’école primaire une école d’éducation libérale. Telle est la grande distinction, la grande ligne de séparation entre l’ancien régime, le régime traditionnel, et le nouveau. » (Discours de Jules Ferry au congrès pédagogique des instituteurs de France du 19 avril 1881)

[2] Arrêté du 1-7-2015

[3] Article L111-1 du Code de l’éducation

[4] Article l541-1 du Code de l’éducation

[5] Loi du 5 mars 2014 relative à la formation professionnelle, à l’emploi et à la démocratie sociale

[6] https://www.education.gouv.fr/bo/22/Hebdo4/MENE2202370C.htm


[1] https://www.dailymotion.com/video/x8k6c2y