« Si vous questionnez un vendeur sur la meilleure marque de tablette pour un enfant de 2 ans, il saura très bien vous répondre ».

Emmanuel Devouche

Emmanuel Devouche, docteur en psychologie et enseignant-chercheur à l’Université Paris-Cité illustre ainsi le malentendu de ce concept alléchant qu’alimentent les campagnes marketing : la tablette ludique pour les bébés.

Car les recherches portent à croire qu’en aucun cas, pour les tout-petits, les écrans ne peuvent apporter un quelconque bénéfice.

Ils sont pourtant utiles pour les parents, ces écrans, et comme l’on comprend ceux qui y ont recours pour un peu de répit ! Rares sont les objets qui exercent un tel pouvoir hypnotique sur les bébés – emprise sous laquelle bien des adultes se placent également.

Sans injonctions ni culpabilité, la Fondation pour la Petite Enfance a proposé ce mercredi 1er février quelques clés de compréhension sur l’usage du numérique en famille. On y apprend que le risque n’est pas principalement dans l’impact des écrans sur les jeunes cerveaux … mais dans la réduction des échanges entre parents et enfants qu’implique l’usage de ces écrans.

Ainsi, ce n’est pas seulement le téléphone dans les mains de l’enfant qui est en cause, mais le téléphone qui, dans les mains d’un adulte, brouille un moment de partage autour d’un diner, à l’heure du coucher, ou le récit d’une journée.

« Écran interactif » : un abus de langage

« Interactif » : le mot est employé pour désigner des contenus numériques créés pour les enfants qui ne sont pas encore en âge de parler. Aussi captivant soit-il cependant, aucune interaction n’est possible entre un individu et un support.

Pour comprendre l’importance que revêt l’interaction, revenons aux sources du développement de l’enfant. Aux premiers mois de sa vie, alors que le dialogue n’existe pas encore, les échanges qu’entretiennent le bébé et l’adulte sont continuels, et fondamentaux. Dès les premières minutes après sa naissance, le nourrisson apprend à se fier aux expressions des visages et aux modulations des voix qui l’entourent. Il les guette et les interprète, s’accroche inconsciemment aux émotions environnantes et les absorbe. Toutes les compétences de vie commune (l’empathie, la sympathie…) sont portées par son patrimoine génétique mais ne se développent qu’à la condition de ces imperceptibles stimulations.

Or l’écran coupe ce contact.

En observant le visage d’un adulte qui se penche sur son smartphone, on perçoit qu’il adopte sans s’en rendre compte, un masque de concentration et d’impassibilité qui l’isole – autant de changements d’expressions que le nouveau-né saisit, mais qu’il est en peine d’interpréter. A ce titre, l’excellente mise en scène proposée par la vidéo de campagne « Grandir avec les Ecrans » du collectif Action Innocence (6’53 ‘’) est édifiante.

Cette barrière émotionnelle ou “présence-absence” instaurée par l’écran est appelée « technoférence ». Le terme créé en 2012 par le chercheur en psychologie familiale Brandon McDaniel pour décrire ces « interruptions quotidiennes dans les interactions interpersonnelles ou dans le temps passé ensemble en raison des dispositifs technologiques, numériques et mobiles » (source : B. T. McDaniel et J. S. Radesky, « Technoference: Parent distraction with technology and associations with child behavior problems »).

Le risque des écrans est-il appréhendé ?

Si la technoférence en tant que telle est encore peu appréhendée par les familles, le recours systématique aux écrans pour occuper les enfants lui, commence à être globalement perçu comme une mauvaise habitude.

Sur l’échantillon représentatif (600 parents d’enfants de 0 à 6 ans) du baromètre réalisé par Fondation de France en partenariat avec IFOP, on observe chez 2 familles sur 3, un encadrement de l’usage des écrans. Une grande majorité des éducateurs se disent attentifs aux contenus auxquels ont accès les enfants, et limitent les temps de visionnage. Plus précisément, une famille sur deux propose en encadrement « très strict » de cet usage, et à l’inverse, seulement 3% des parents laissent leurs enfants libres d’un « usage illimité » des écrans.

Une marge de 11% des parents considèrent que l’apport du numérique pour les enfants est « une vraie chance » – alors même, encore une fois, qu’aucun gain langagier, du fait de l’usage d’applications infantiles n’a été mesuré par la recherche. A l’opposé, pas moins de 39% des parents admettent ne pas maîtriser du tout l’accès aux écrans en famille – un taux qui reste conséquent.

Les médecins de leur côté sont relativement alarmistes, ce qui laisse à présager que la prévention est amorcée en consultation. Quand on les interroge sur les facteurs à risque sur le développement de l’enfant, 42% des professionnels de santé citent les écrans en première position. Ils sont 72% à estimer que les parents ne sont pas suffisamment informés, mais à peu près la même proportion (78%) affirme que le sujet est simple à aborder et que les parents sont réceptifs : le dialogue est possible.

La fracture sociale transparaît ici : au global, 81% des parents aisés en reconnaissent l’impact négatif, pour 54% seulement des parents issus de milieux sociaux défavorisés. Il est fondamental que les préconisations ici relayées ne fassent pas abstraction des différents contextes sociaux où elles peuvent être appliquées. Il est évident qu’une famille aux revenus conséquents aura davantage les moyens de s’informer et de s’équiper – autant de barrières entres les écrans et l’enfant. A l’inverse la fatigue et l’indigence feront les écrans comme un refuge, tant pour les parents – auxquels les enfants s’identifient – que pour les tout-petits…

« Dans certains cas, le téléphone est aussi une stratégie d’évitement de la position de parentalité : il faut aussi admettre plus largement qu’il n’est pas facile d’être parent ! »

Emmanuel Devouche

Les solutions existent, à la condition sine qua non d’une prise de conscience de ce phénomène de technoférence.

Qui peut légitimement conseiller les parents ?

Comment sensibiliser les parents sans prêcher les convertis ? Autrement dit, comment attendre les familles fragiles et quels conseils atteindront leur cible, sans réveiller une stérile culpabilité ?

Les professionnels de santé préconisent dans leur grande majorité des campagnes publiques qui sont aujourd’hui assez rares dans ce domaine. Cette proposition fait débat : l’Etat est-il en doit d’intervenir à ce point dans l’éducation des enfants ?

Un besoin d’accompagnement, dans l’exercice de la parentalité, se ressent nettement : 3 parents sur 5 disent rencontrer des difficultés avec leurs enfants et 7 parents sur 10 réclament un soutien et accompagnement de professionnels qui les écoutent (source : rapport de l’Union Nationale des Associations Familiales de 2018).

Pourtant un malaise semble persister, en France, sur la transmission des pratiques de parentalité. Est-ce légitime de diffuser des “bonnes pratiques” éducatives, comme on fait de la prévention médicale, comme on les conseillera plus tard sur l’orientation scolaire de leurs adolescents ?

Les pays Anglo-saxons répondent de manière beaucoup plus décomplexée par l’affirmative. Au Canada, Royaume-Unis et Etats-Unis en particulier, les politiques de prévention sont beaucoup plus au fait de cette approche de la parentalité accompagnée, considérant qu’il n’est pas intrusif mais, au contraire, du devoir des spécialistes de transmettre des pratiques qui fonctionnent, pour lutter activement, par la connaissance, contre les inégalités.

Il est nécessaire alors de bien distinguer ce type de transmission de pratiques, pragmatiques, ciblées et appuyées par la recherche. Par ailleurs l’élaboration de des campagnes publiques pose la question, difficilement mesurable, de leur efficacité.

Une autre piste suggérée par les Anglo-saxons, et encore largement inexplorée en France : celle de la sensibilisation des parents en entreprise. Avec le développement massif du télétravail, les employeurs deviennent concernés par le bon usage du numérique et par la transmission de pratiques de parentalité. Il semblerait que l’entreprise soit un lieu plus indiqué que l’école pour la transmission aux parents, qui y consacrent plus de temps et s’y engagent de manière plus directe.

Les structures de toutes tailles peuvent (doivent ?), se pencher sur la question de l’accompagnement de leurs employés en tant que parents. Elles sont légitimes à partir en quête d’un équilibre de vie qui bénéficiera au bien-être de l’employé et, en fin de compte, à l’entreprise elle-même.

Des réflexes à adopter au quotidien par les familles

Quelques mots simples à employer, pour résumer les préconisations ici abordées :

  • Surveiller : être conscient des contenus auxquels ont accès les enfants (un programme d’informations à l’heure de grande audience n’est pas destiné à un très jeune public), et faire de la modération un mot d’ordre.

  • Cloisonner : en commençant par distinguer nettement les heures de télétravail et les heures entièrement consacrées à la famille, le visionnage actif d’un dessin-animé et le visionnage passif d’un programme en arrière-plan, les notifications importantes et celles qui peuvent attendre.

  • Ritualiser : un message de rappel affiché au mur de la cuisine, une boite pour ranger les téléphones en entrant ou à partir d’une certaine heure… les réflexes les plus simples sont parfois les meilleurs, comme le rappelle le Nudge Challenge. Fondée par Etienne Bressoud, la plateforme Nudge (« coup de pouce », en anglais) récompense chaque année des étudiants qui conçoivent des objets simples, propres à infléchir nos pratiques quotidiennes. Retrouvez les propositions des 6 lauréats pour éviter l’impact négatif des écrans sur les jeunes enfants.
     
  • Positiver : inversons le message. Cessons de diaboliser les écrans et partons à la recherche de l’objet, ou du sujet, qui captivera l’enfant et qui renouera le dialogue avec sa famille.

    Nous pensons en premier lieu à la lecture, qui se développe sous des formes ludiques et accessibles : livres audios, livres et magazines précurseurs pour les tout-petits, pour les familles allophones, ou pour les enfants porteurs de troubles dys… De nombreuses initiatives récentes, présentées dans notre publication “La lecture, B.A-BA de la relation” sont l’occasion de rituels familiaux variés, adaptées à tous et faciles à mettre en place.
Une belle illustration de la technoférence à l’heure du coucher (Tom Gauld pour The Guardian) !

Camille de Foucauld

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