Le groupe interdisciplinaire de recherche sur la socialisation, l’éducation et la formation (Girsef) organisait ce 16 mars 2023 à Louvain-la-Neuve (Belgique) un colloque à l’intitulé intrigant : « Imaginer l’institution éducative qui succèdera à l’Ecole ».

L’évènement reprend le titre d’un ouvrage à paraître de Bernard Delvaux, chercheur en sociologie de l’éducation, spécialiste des questions d’inégalités scolaires et de concurrence entre établissements. Il est notamment l’auteur d’Une toute autre école et a dirigé l’ouvrage collectif Réfléchir l’école de demain.

Son travail servira de support à de riches échanges sur l’estrade – où philosophes, sociologues, psychologues furent invités à débattre de ses diagnostics et propositions – et dans la salle lors de temps d’atelier qui permirent au public – chercheurs, enseignants, personnels de direction – de s’approprier le propos.

Penser conjointement l’École et la société

Bernard Delvaux inscrit son diagnostic sur l’Ecole dans une réflexion plus générale sur les grandes évolutions économiques, sociales et politiques de nos sociétés démocratiques et libérales. Selon lui, les attentes vis-à-vis du système éducatif sont modelées par les valeurs et les normes qui imprègnent l’imaginaire social dominant. Si la modernité s’est caractérisée sur le temps long par une quête d’autonomie – à la fois individuelle et collective – et de compréhension rationnelle du monde, nous vivons actuellement dans un deuxième temps de cette modernité où ces valeurs ont connu des transformations majeures. La quête d’autonomie se serait muée en aspiration à une liberté sans limites. Celle de la raison en volonté de toute puissance.

En quoi notre système éducatif est-il affecté par ces évolutions ? Selon Bernard Delvaux, les valeurs nouvelles qui imprègnent fortement notre imaginaire créent de nouvelles attentes vis-à-vis de l’Ecole. En premier lieu, qu’elle permette à tous d’acquérir de la puissance – des compétences pourrait-on dire dans un vocabulaire plus courant. L’école devrait « équiper » les jeunes dans un objectif d’efficacité : acquérir des dispositions, des capacités utiles sur le plan économique, c’est-à-dire monnayables sur le marché du travail. Avec, sans doute, une instrumentalisation sous-jacente d’une institution scolaire dont les finalités seraient dictées par d’autres exigences – ici principalement économiques.

L’aspiration à la liberté, quant à elle, génère également des attentes spécifiques. En particulier, celle de s’adapter aux singularités de tous les enfants. Ce qui exige de l’Ecole de proposer des possibilités d’individualisation des parcours et des pédagogies. Les jeunes – ou leurs parents – porteraient la revendication de pouvoir suivre un cursus « sur mesure » qui s’adapte au mieux à leurs besoins subjectifs. La possibilité de choisir devenant, de ce fait, primordiale du point de vue des usagers – pour ne pas dire des clients – du système éducatif.

Marchandisation et fragmentation du système éducatif

Enoncées ainsi, les réflexions de Bernard Delvaux peuvent paraître abstraites. Mais elles se concrétisent dans des tendances observables au quotidien. Le système éducatif s’ouvre de plus en plus à une réelle marchandisation : cours particuliers, activités éducatives extra-scolaires, coachs en orientation, formations en ligne, etc. Cette évolution souligne à quel point les établissements scolaires – en particulier ceux du système public – tendent à ne plus constituer qu’un maillon d’un marché éducatif qui se rapproche de plus en plus du fonctionnement marchand et global des autres secteurs économiques.

Par ailleurs, l’Ecole est l’objet d’injonctions perpétuelles à accompagner la volonté de liberté des jeunes. Les grands sujets qui les mobilisent sont ainsi poussés vers l’inclusion dans les cursus scolaires : éducation à la santé, à la citoyenneté, à la sexualité, au développement durable, à l’égalité entre les filles et les garçons, etc.

Pour devenir attractifs, les établissements scolaires jouent également de plus en plus le jeu des « options », de la modulation des parcours et des apprentissages. La stratégie est également assumée par le Ministère de l’éducation nationale en France qui voit dans la diversité des dispositifs proposés – par exemple l’ouverture de sections internationales dans les établissements relevant de l’éducation prioritaire – un moyen d’éviter la fuite des enfants de milieux favorisées vers l’enseignement privé.

Un appel à faire évoluer notre imaginaire social

Sur la base de ce diagnostic, Bernard Delvaux envisage deux grandes possibilités pour l’avenir de nos systèmes éducatifs. La première se caractérise par l’amplification de ce mouvement qui aboutira finalement à dissoudre l’Ecole dans un grand marché éducatif globalisé. La seconde exige, selon lui, une réappropriation collective de la question éducative et une évolution radicale de notre imaginaire social.

L’éducation a ceci de particulier qu’elle est affectée par cet imaginaire mais qu’elle contribue également à le façonner. Pour reprendre un vocabulaire propre au philosophe Cornélius Castoriadis, cité abondamment par Bernard Delvaux, elle est une institution à la fois instituée – par les valeurs et les normes collectives – et instituante – le processus d’éducation façonnant l’imaginaire social des enfants. Le système éducatif peut à la fois être un outil de reproduction mais également de profonde rupture.

Bernard Delvaux considère que les critiques actuelles du système dominant – critiques écologique, humaniste, démocratique et politique – ont tendance à être récupérées pour ne modifier qu’à la marge aussi bien l’imaginaire collectif que le système éducatif : un peu d’éducation à l’écologie, d’appel à la bienveillance, de dispositifs participatifs, etc. Mais ce bricolage ne modifie pas fondamentalement le diagnostic posé précédemment.

Il propose donc d’entreprendre la quête d’un nouvel imaginaire pour la société et l’Ecole qui tienne compte des évolutions de la modernité – n’abandonnons pas en route l’individualité ni le pouvoir d’agir sur le monde – tout en proposant un changement radical de cap : réinscrire le projet d’autonomie individuelle dans une perspective d’humanité.

Cet appel fut salué par les trois intervenants de la matinée – le philosophe Arnaud Tomès, les sociologues Christian Maroy et Hugues Draelants – tout en en soulignant les limites. L’imaginaire collectif est une réalité sociale sur laquelle il est difficile d’agir intentionnellement. Par ailleurs, l’imaginaire scolaire est également façonné par des enjeux de pouvoir, des processus de domination qui en freinent la transformation.

L’exercice proposé par Bernard Delvaux n’en reste pas moins d’une grande valeur puisqu’il nous invite à nous réinterroger sur les finalités de nos systèmes éducatifs et à en dessiner un horizon souhaitable.

L’Infusante : le système éducatif de demain ?

Pour Bernard Delvaux, cette quête doit en effet se traduire dans une refonte du système éducatif. L’Ecole telle qu’on la conçoit aujourd’hui est invitée à être remplacée par une nouvelle institution qu’il propose de nommer l’Infusante.

Dans l’Infusante, plus de classes mais des « collectifs » hétérogènes. Plus de programme ni de référentiel. Un tronc commun de connaissance limité au maximum : on y apprend la langue et quelques bases de mathématiques. Pas de cours à proprement parler mais une pédagogie basée sur l’enquête (chère à John Dewey) : partir de situations complexes, proches de la vie, qui font sens et constituent des défis à résoudre. L’autonomie des enfants devient alors à la fois une fin et un moyen. On doit les mener à éprouver, comprendre, désirer et agir. Le professeur laisse place au formateur qui accompagne, se positionne comme une ressource plutôt qu’un sachant.

Le tronc commun est complété par un ensemble de modules très diversifiés, mixant potentiellement les classes d’âge, qui pourront être choisis par les enfants selon leurs affinités et qui permettra d’individualiser les parcours. L’optionnalité renvoie aussi à la conviction de Bernard Delvaux que peu de matières sont réellement indispensables. Au fur et à mesure que l’enfant grandit et gagne en autonomie, les modules deviennent de plus en plus « à la carte ».

Un chemin de transition qui dessine un plan d’action

La proposition de Bernard Delvaux peut apparaître, de son propre aveu, comme une utopie. Elle se veut aussi un moyen de rompre la monotonie des débat actuels sur l’école. La possibilité de faire exploser le cadre ouvre des voies de réflexion qui permettent d’aborder de front des questions qui restent trop souvent en suspens : la finalité du système éducatif, les responsabilités respectives des différents acteurs de l’éducation, etc.

De nombreuses critiques furent adressées au projet par les différents intervenants – le philosophe Thomas Michiels, les sociologues Anne Barrière et Jean de Munck, le psychologue Frédéric Saussez. Ils soulignèrent en quoi la pédagogie de l’enquête peut sembler trop limitée pour répondre à tous les besoins éducatifs des enfants et la diversité pédagogique avoir de réelles vertus. La trop grande place laissée au choix individuel peut, par ailleurs, menacer l’idée même de collectif. Enfin, une trop grande focalisation sur le vécu des élèves comporte le risque d’un enfermement, d’un manque d’ouverture sur ce qui leur est étranger.

Néanmoins, l’intérêt de la démarche tient aussi dans le fait de dessiner un chemin de transition vers un autre système éducatif. Sur ce point, ses analyses rejoignent assez largement celles de VersLeHaut – voir en particulier notre décryptage « Pour une école fédératrice ».

En effet, Bernard Delvaux en appelle à dépasser les frontières sectorielles. Le temps d’apprentissage des enfants en classe ne représente qu’une très petite portion de leur temps de vie éveillé. Or l’éducation intervient aussi dans ces autres temps : celui des activités périscolaires et extra-scolaires, à la maison, dans les échanges avec les groupes de pairs, etc. Il faut ouvrir la question de l’éducation hors de l’école et penser l’alliance éducative entre tous ceux qui y participent. 

Pour ce faire, le sociologue insiste sur l’importance des « petites cités » c’est-à-dire des entités territoriales où les acteurs critiques et innovants sont présents – établissements scolaires, enseignants à titre individuels, associations, collectivités, entreprises, etc. Ils doivent profiter ensemble des espaces de liberté que permettent certains dispositifs – on peut penser pour la France  au récent Appel à manifestation d’intérêt « Innovation dans la forme scolaire » ou à la démarche « Notre école faisons la ensemble », dans le cadre du Conseil National de la Refondation – pour se réapproprier une démarche collective visant à répondre à  la question posée par Bernard Delvaux : que voulons-nous ?

Le pouvoir d’agir des collectifs au niveau local

Cette question, qui peut sembler anecdotique, constitue en réalité un défi majeur.

Le « nous » pose la question de la communauté éducative : de nombreux acteurs sont concernés, doivent se sentir concernés et sont invités à se reconnaître comme un collectif parlant d’une même voix.

Le « vouloir » porte sur l’idée de s’autoriser à mener un projet commun, ce qui renvoie à notre capacité à l’autonomie. Plutôt que de penser notre action comme limitée par l’existant (la rigidité de l’institution scolaire, les conflits entre autorités éducatives, le manque de ressources, etc.), estimons-nous habilités à user d’un imaginaire radical pour formuler un projet désirable.

Enfin le « que » nous met collectivement au défi de nous interroger sur le contenu de l’éducation : quelle finalité ? quels savoirs ? quelle pédagogie ?

Ce défi, Bernard Delvaux a eu le courage de le relever à titre individuel en formulant une proposition. A notre tour, à notre échelle, de saisir la main tendue pour construire ces « petites cités », ces entités locales, enracinées qui porteront peut-être le futur du système éducatif.

Stephan Lipiansky, Chef de projet VersLeHaut