L’enseignement de la laïcité est devenu un axe cardinal des politiques éducatives. Mais ce sujet suscite encore des peurs chez les enseignants et une forme d’insécurité professionnelle, dans un contexte traversé par des crises récurrentes. Comment les outiller et quelle pédagogie de la laïcité adopter ? Regard rétrospectif et propositions.
« La diversité des pratiques religieuses et des façons de croire : c’est souvent ce qui choque le plus les enfants », témoigne Tasnime Pen Point, formatrice au sein de l’association Enquête. Créée en 2010 et agrée par le ministère de l’Éducation nationale, cette structure délivre une quarantaine de formations par an à la laïcité dédiée aux élèves de CM1-CM2. « Un âge ou les enfants sont capables de conceptualiser mais ne sont pas encore dans des logiques identitaires qui se développent à l’adolescence ». En passant par le jeu, l’oralité, à partir de défis autour du fait religieux, l’association permet aux enseignants de « dépasser leur peur » d’un sujet considéré comme inflammable dans certains contextes scolaires. Comment expliquer cette peur ? « Elle est de plusieurs ordres : peur de ne pas être expert, peur de se sentir déstabilisé, peur de ce qui pourrait contrevenir au cadre de neutralité, peur des parents… », énumère la formatrice. Or ne pas parler de la laïcité à l’école, c’est laisser le champ à d’autres.
120 ans après la loi de séparation entre l’Église et l’État, l’éducation à la laïcité occupe aujourd’hui une place centrale dans les politiques éducatives françaises. C’est le résultat d’un lent processus de « pédagogisation » du principe laïque, qui a transformé une règle d’organisation administrative (circulaires Jean Zay de 1936) en objet d’enseignement, en réponse à la montée de phénomènes identitaires et à de très graves crises : attentats de 2015 contre Charlie Hebdo, assassinats de deux professeurs : Samuel Paty et Dominique Bernard. Dans ce contexte difficile et exposé, au-delà de la connaissance du cadre réglementaire et d’une conception descendante de l’enseignement de la laïcité à l’école, d’autres approches pédagogiques cherchent à engager les élèves dans une compréhension de la laïcité à travers le dialogue et le débat.
Basculement
La laïcité n’a pourtant pas toujours constitué un objet d’enseignement explicite. C’est à partir du milieu des années 1990 et l’affaire du foulard de Creil, que s’opère un basculement vers une prise en charge pédagogique plus affirmée. La circulaire du 20 septembre 1994 marque un premier tournant : l’interdiction des signes religieux ostensibles, intégrée dans les règlements intérieurs, doit désormais être expliquée aux élèves. Cette exigence d’explicitation ouvre la voie à une première forme de pédagogie de la laïcité.
La seconde étape s’inscrit dans le contexte des débats de 2003-2004 sur le port du foulard islamique. La circulaire d’application de la loi du 15 mars 2004, qui interdit le port de signes religieux ostensibles à l’école, fait suite au rapport de la commission Stasi, réaffirme la nécessité de faire comprendre le principe laïque aux publics scolaires. L’enjeu n’est plus seulement d’édicter une règle, mais d’en éclairer les fondements.
Enfin, au début des années 2010, la notion de « pédagogie de la laïcité » se formalise. Le rapport d’Abdennour Bidar (2012), faisant suite aux travaux du Haut Conseil à l’intégration, systématise cette approche et structure un discours institutionnel sur le rôle éducatif de la laïcité.
Un réarmement idéologique sous l’angle des valeurs de la République
À partir de 2013, la laïcité devient un objectif structurant du système éducatif. La loi Peillon de 2013 inscrit explicitement la promotion de la laïcité parmi les missions du service public d’éducation. Une Charte de la laïcité doit être affichée dans tous les établissements depuis la rentrée 2013. Le principe laïc irrigue l’Enseignement moral et civique (EMC) créé en 2015, et le socle commun est révisé en ce sens en 2015. Sous le mandat de Jean-Michel Blanquer des référents laïcité des équipes « Valeurs de la République » et un conseil des sages de la laïcité renforcent le pilotage national et l’accompagnement des équipes. Enfin, un arrêté du 16 juillet 2021 fixe le cahier des charges d’un plan de formation obligatoire de tous les personnels d’éducation concernant la laïcité et les valeurs de la République. Il s’agit d’un plan ambitieux sur quatre ans, mis en place en septembre 2021, et qui se décline à toutes les échelles, depuis l’établissement jusqu’à la région académique. Le réarmement idéologique se fait sous l’angle des « valeurs de la République ». Ce plan de formation peut être considéré comme bienvenu pour rappeler, notamment aux professeurs nouvellement recrutés, le cadre juridique qui régit la profession, ainsi que le contexte historique et philosophique dans lequel s’inscrit la laïcité française. Du côté des enseignants en poste, en revanche, ces formations ont été reçues de façon plutôt mitigée. Les modalités pédagogiques, avec une transmission descendante et une communication verrouillée, ont pu être critiquées.
Outiller les enseignants
Ces évolutions témoignent d’une ambition forte d’outiller enseignants et élèves face à la montée de phénomènes identitaires et dans un contexte dramatique lié à la vague d’attentats. Toutefois, les effets de cette institutionnalisation demeurent contrastés selon les territoires et les types d’établissement, traduisant des écarts persistants entre prescriptions nationales et pratiques effectives. Ainsi, malgré les progrès accomplis depuis 2022 et le vaste plan de formation, 51 % des personnels de l’Éducation nationale déclarent ne jamais avoir reçu de formation à la laïcité, qu’il s’agisse de leur formation initiale ou d’une formation ultérieure, selon une enquête du syndicat SE‑Unsa publiée en 2024. 71 % des contractuels affirment ne pas avoir été formés.
La moitié des personnels de l’Education nationale n’ont jamais reçu de formation à la laïcité.
Alors comment répondre à ce sentiment de fragilité professionnelle des enseignants face à la laïcité comme à la diversité des situations qu’ils peuvent rencontrer ? Pour sortir de cette impasse, l’auteure Anne Troadec convoque dans un article pour la revue « Etudes » (décembre 2023) la pensée de Paul Ricoeur : « ll me semble qu’il y a dans la discussion publique une méconnaissance des différences entre deux usages du terme laïcité ; sous le même mot sont désignées en effet deux pratiques fort différentes : la laïcité de l’État, d’une part ; celle de la société civile, d’autre part. La première se définit par l’abstention. C’est l’un des articles de la Constitution française : l’État ne reconnaît ni ne subventionne aucun culte. […]. De l’autre côté, il existe une laïcité dynamique, active, polémique, dont l’esprit est lié à celui de la discussion publique. (…) Ici, la laïcité me paraît être définie par la qualité de la discussion publique, c’est-à-dire par la reconnaissance mutuelle du droit de s’exprimer ; mais, plus encore, par l’acceptabilité des arguments de l’autre. » (Paul Ricœur, La critique et la conviction, Calmann-Lévy, 1995)
Cette laïcité pensée comme un cadre de rencontre de l’autre et de la personne peut s’incarner à l’école, via une pédagogie du débat et de la discussion pour faire « dans l’école l’expérience de ce qu’est un espace public laïque, c’est-à-dire neutre, égalitaire et pluraliste, protecteur des différences dont chacun est porteur », selon Anne Troadec. Le recours aux sciences humaines et sociales – histoire, sociologie, philosophie, anthropologie –, dans le cadre d’un enseignement du fait religieux « objectivé » apparaît crucial pour fournir aux enseignants des clés de lecture, analyser les situations de tension, réduire le sentiment d’insécurité professionnelle et l’autocensure face aux polémiques. La coopération entre les académies, les INSPE et les chercheures s’avère stratégique pour consolider la formation initiale et continue en la matière.