La publication des indices de position sociale des établissements scolaires a souligné l’écart grandissant entre les établissements publics et privés sous contrat. De nombreux analystes ont souligné que, au-delà des spécificités de leur projet pédagogique, les écoles privées offraient aux familles les plus aisées un moyen d’évitement de la mixité scolaire au risque de l’entre-soi et de l’affaiblissement des promesses de l’école républicaine. Alors que le ministre Pap Ndiaye a annoncé vouloir demander aux écoles privées d’apporter leur concours à l’effort de mixité, VersLeHaut est allé à la rencontre de Bruno Poucet, historien de l’éducation, spécialiste de l’enseignement privé.


Bruno Poucet est historien de l’éducation et professeur émérite des universités. Il est l’auteur de nombreux travaux sur l’enseignement privé sous contrat :

  • La Dissertation de philosophie : histoire et enjeu, Lambert Lucas, 2023
  • L’enseignement privé en France, 2012 ;
  • L’État et l’enseignement privé, Presses universitaires, 2011 ;
  • La liberté sous contrat, une histoire de l’enseignement privé, éditions Fabert, 2009

VersLeHaut : Comment éviter l’affrontement partisan, alors même que les indices de position sociale ont souligné l’écart croissant qui s’est instauré entre public et privé ?

Bruno Poucet : La loi Debré sur le rapport entre les établissements privés et l’État du 31 décembre 1959 est une loi fondatrice, presque personne ne la remet en cause, sauf à se heurter à de très graves dissensions sociales et politiques dont le bénéfice parait assez douteux. La publication des indices de position sociale des établissements (écoles et collèges) est le miroir grossissant de ce que sont l’ensemble des établissements publics et privés aujourd’hui : inégalitaires. Les établissements privés accentuent simplement de façon forte une tendance générale.

« Le privé sous contrat accueille deux fois plus d’élèves socialement très favorisés et deux fois moins d’élèves défavorisés »

Bruno Poucet

Il y a incontestablement une surreprésentation des classes aisées dans la plupart des établissements privés. La publication des indices a montré que le secteur privé sous contrat accueillait deux fois plus d’élèves socialement très favorisés que le secteur public et deux fois moins d’élèves défavorisés. Le bilan met en exergue le fait que l’évolution de la ségrégation sociale au collège n’était pas seulement liée aux politiques éducatives mais intégrait aussi celles du logement notamment.

Mais, il faut examiner les situations de près, car elles peuvent être très contrastées. Il est nécessaire, en effet, de regarder département par département afin d’avoir un jugement équilibré. Parfois, le niveau social n’est pas plus élevé ou à peine plus élevé dans les établissements privés. Ainsi, dans des départements plutôt ruraux où les établissements privés sont peu nombreux, la composition sociale des élèves est proche de celle des établissements publics. Il en va de même dans les départements où ils font jeu égal avec les établissements publics.

En revanche, dans les grandes villes, on a une incontestable concentration des élèves les plus favorisés dans les établissements privés : en raison tout simplement de la stratification urbaine et de l’absence d’obligation d’affectation des élèves au nom du principe de libre choix. C’est très clairement le cas à Paris où un rééquilibrage, contesté par nombre de parents, a eu lieu dans les établissements publics, et semble faire ses preuves en matière de mixité sociale. Ce n’est pas encore le cas dans les établissements privés.

« On pourrait imaginer que le financement public soit davantage équilibré en fonction du niveau social des parents, du nombre de boursiers accueillis, des difficultés scolaires rencontrées »

Bruno Poucet

Or, la loi Debré peut continuer à évoluer comme c’est le cas depuis 1960 : on pourrait ainsi imaginer que le financement public des établissements soit davantage équilibré en fonction du niveau social des parents, du nombre de boursiers accueillis, des difficultés scolaires rencontrées. La puissance publique pourrait aider financièrement davantage les établissements dans des quartiers fragiles et moins ceux des quartiers favorisés. Ce serait ainsi établir un principe d’équité et non plus d’égalité : donner de façon significative davantage à ceux qui rencontrent le plus de difficultés, afin de rééquilibrer les choses. Certains responsables de ces établissements semblent parfaitement conscients des nécessaires évolutions, sauf à trahir les valeurs évangéliques auxquelles ils sont sensés se référer.

Cela étant l’école ne peut pas tout : derrière cette question se pose celle de la stratification des villes, de la réduction de la mixité sociale de certains quartiers : c’est là un long chemin à parcourir !

VersLeHaut : Vous dites que les établissements privés sous contrat relèvent de “concessions de service public”. Dans quelle mesure l’État envisage-t-il vraiment ces établissements comme des opérateurs de service public ? L’a-t-il déjà fait dans l’histoire de notre système éducatif ?

BP : Après d’âpres et difficiles débats, le tout premier Gouvernement de la Ve République a décidé de mettre fin à la querelle scolaire afin de se laisser la possibilité de résoudre d’autres

difficultés d’importance vitale : la guerre d’Algérie, le développement économique de la France et sa modernisation, etc. Pour ce faire, il fallait retrouver la paix dans plusieurs domaines, notamment dans le domaine scolaire alors même que les effectifs des élèves étaient en pleine croissance – Louis Cros parlera « d’explosion scolaire ».

Or, il existait depuis le XIXe siècle des établissements primaires et secondaires libres mais dont les ressources financières étaient de plus en plus restreintes et risquaient donc, à terme la fermeture. Ces établissements étaient pour l’essentiel des établissements confessionnels de tradition catholique. Ils souhaitaient être aidés financièrement, mais voulaient garder leur pleine indépendance, tout en acceptant un certain nombre de contrôles en matière de recrutement des enseignants, de qualité de l’enseignement dispensé. Ils voulaient ainsi rester des structures confessionnelles, ce qui dans le recrutement des élèves ne posaient guère de problème, puisque la très grande majorité des français se reconnaissait au moins de culture catholique. C’était maintenir le statu quo, l’État se contentant d’apporter un financement. L’épiscopat n’était donc pas demandeur de ce qui deviendra la loi Debré.

Le choix du Gouvernement de Michel Debré a été en effet beaucoup plus ambitieux. Il s’agissait d’associer ces établissements au service public et non d’organiser une structure parallèle et concurrente de l’enseignement public. Il s’agissait d’un enseignement public donné dans des structures privées. C’était une concession de service public au sein d’une structure privée.

« La loi ne reconnaît pas un enseignement privé, mais uniquement des établissements que l’État décide ou non d’associer au service public »

Bruno Poucet

On remarquera d’entrée de jeu que la loi ne reconnaît pas un enseignement privé, mais uniquement des établissements que l’État décide ou non d’associer au service public. C’est le contrat d’association : celui-ci n’est pas de droit, il résulte d’une décision de l’État qui estime ou non que tel ou tel établissement peut apporter son concours au service public.

Dans ce cas, une prise en charge financière importante a lieu, en contrepartie du fait que les programmes doivent être les mêmes que dans l’enseignement public, que les enseignants, recrutés par le recteur et contractuels de l’Etat (ou fonctionnaires), doivent avoir les mêmes diplômes et que les établissements doivent être ouverts à tous et à toutes et respecter la liberté de conscience. En échange, ils disposent, dans le domaine de la vie scolaire, d’un caractère propre dont le contenu volontairement n’a pas été défini puisqu’il peut être religieux, pédagogique ou autre : il relève du choix de l’établissement.

« Deux millions d’élèves sont scolarisés dans des écoles sous contrat d’association »

Bruno Poucet

L’État souhaitait que le plus d’établissements possible fassent ce choix. Devant le risque de blocage de la part des autorités religieuses, il offrit une seconde possibilité, celle d’un contrat simple, moins exigeant, mais moins financé, un peu plus libre pédagogiquement et qui se voulait davantage prévu pour le 1er degré, en espérant que peu à peu le contrat d’association deviendrait la  norme : c’est exactement ce qui s’est passé avec le temps puisque en 2023, le contrat simple est résiduel et ne concerne plus qu’environ 20 000 élèves à mettre en parallèle avec les deux millions d’élèves sous contrat d’association.

Deux autres possibilités étaient ouvertes et le sont toujours : l’absence de relation avec l’enseignement public – ce sont les écoles hors contrat, ou encore la situation inverse : l’intégration dans l’enseignement public que quelques établissements ont choisi et peuvent toujours choisir. L’État a donc clairement voulu, pour faire face à l’afflux d’élèves, établir un partenariat avec des établissements privés : ils ont cessé d’être confessionnels pour devenir associé au service public.

VersLeHaut : Que pensez-vous des propositions de partenariat entre public et privé, comme des financements sur condition de mixité sociale ou des secteurs multi-collèges incluant un établissement privé ?

BP : Un tel partenariat était prévu en 1984 dans le cadre de la loi Savary dans ce que l’on appelait les établissements d’intérêt public (EIP) qui réunissaient établissement public et privé. La carte scolaire pouvait être ainsi partagée et organisée en synergie afin d’éviter la concurrence, afin de mieux répartir l’offre scolaire et de faire en sorte que la fuite d’un établissement soit moins une réalité. Bien entendu, cela suppose aussi que chaque établissement puisse avoir une direction et une équipe d’enseignants capable de définir des projets, d’avoir des résultats scolaires les meilleurs possibles (aujourd’hui chacun peut avoir accès à ces données), d’organiser une vie scolaire suffisamment attractive. Cela a été refusé de part et d’autre. Mais, les difficultés non résolues ne disparaissent pas et resurgissent un jour ou l’autre.

« L’existence dans le privé de véritables cités scolaires où l’on peut commencer sa scolarité en maternelle et l’achever en terminale est un atout incontestable »

Bruno Poucet

Néanmoins, des rapprochements ont lieu ici ou là, avec par exemple une cantine commune, des échanges d’élèves en cas de difficulté et d’inadaptation à l’établissement. On pourrait imaginer des bassins scolaires où les élèves seraient tenus d’être scolarisés. L’existence dans les établissements privés de véritables cités scolaires où l’on peut commencer sa scolarité en maternelle et l’achever sur place en terminale voire en classes post-bac est un atout incontestable que, sauf exception, les établissements publics ne peuvent pas pratiquer.

« L’évolution démographique n’étant pas favorable, des établissements privés vont vraisemblablement devoir fermer, les pertes d’effectifs commencent à se faire sentir : le risque est alors de renforcer l’entre soi »

Bruno Poucet

Toutefois, le gros problème qui touche aussi bien les établissements privés que les établissements publics est le phénomène de ghettoïsation affectant certains territoires notamment urbains. Le choix des parents est important et peut déstabiliser tel ou tel établissement. Par ailleurs, l’évolution démographique n’étant pas favorable dans les dix ans à venir, des établissements privés vont vraisemblablement devoir fermer, les pertes d’effectifs commencent à se faire sentir : le risque est alors de renforcer l’entre soi. Au sein de l’enseignement supérieur, ce qui favorise les établissements privés est qu’ils ont fait le choix de la petite taille, de l’adaptation des formations aux évolutions de la demande sociale et font peu de recherche académique.

VersLeHaut : Par ailleurs, que pensez-vous de la dynamique des établissements hors contrat ? Ces écoles vous semblent-elles relever d’un phénomène anecdotique ou d’une dynamique durable ?

BP : Contrairement à une idée reçue et véhiculée par nombre de médias et de lobbys en l’espèce, il n’y a pas de dynamique des établissements hors contrat, mais un rattrapage de ce qu’était le niveau des années 1980 : nous sommes à environ 85 000 élèves (soit 0,7% du total scolarisé) avec, comme dans les autres établissements, une baisse des effectifs liés à la situation démographique de la France.

« Il n’y a pas de dynamique des établissements hors contrat, mais un rattrapage de ce qu’était le niveau des années 1980 »

Bruno Poucet

Il faut souligner un élément important : ces établissements qui ont refusé le processus de contractualisation proposé dans le cadre de la loi Debré étaient essentiellement dans les années 1970 des établissements secondaires. Aujourd’hui, ce sont de plus en plus des établissements primaires, souvent de très petite taille et créés à l’initiative de parents d’élèves. N’oublions pas en effet qu’en 2023 environ 50% des personnes entre 20 et 35 ans sont désormais diplômés de l’enseignement supérieur : cela rend plus facile l’organisation de petites structures d’enseignement. ils sont très présents dans les CAP en un an et dans les formations professionnelles.  Les lieux d’implantation se situent avant tout à Paris, Créteil, Versailles, mais également à Nice, Aix et Montpellier. Mais aussi en zone rurale isolée où les écoles publiques ont fermé. ils sont très présents dans les CAP en un an et dans les formations professionnelles.

Au total, la progression des effectifs est donc loin d’être ce que l’on croit puisque l’on est revenu au niveau des années 1980.

On trouve de tout dans ces établissements dont certains se déclarent non plus hors contrat (ce qui est jugé négatif par leur promoteur) mais indépendants, non seulement de l’enseignement public, mais également des établissements sous contrat. Certains promoteurs de ces structures souhaitent que l‘État les finance, voire même qu’ils puissent décerner les diplômes d’État ce qui n’a jais été envisagés par la puissance publique. On est ainsi dans un rapport de concurrence.

Certains de ces établissements, principalement dans le secondaire, sont anciens et estiment avoir des pratiques pédagogiques pas nécessairement novatrices qui leur interdisent un contrôle trop étroit de l’État, d’autres ont été créés par refus de la contractualisation qui empêchait de rester confessionnel, d’autres enfin ont développé un enseignement bilingue ou immersif soit en langues étrangères, soit en langue régionales, certains ont souhaité développer des pratiques pédagogiques autour de Montessori, par exemple.

Nombre d’entre eux reposent sur une volonté d’un certain entre soi social, la volonté avérée ou non d’une meilleure réussite éducative, le souhait d’échapper aux difficultés rencontrées dans certains établissements publics, voire privés. Le coût des scolarités, le coût de la rémunération des professeurs ou de la construction de locaux rendent difficile une dynamique qui puisse s’installer durablement.

« Dans le supérieur, 25% des étudiants sont dans un établissement privé »

Bruno Poucet

En revanche, la question se pose très sérieusement au niveau supérieur où désormais environ 25% des étudiants sont dans un établissement supérieur privé notamment dans les écoles de marketing, de commerce, d’arts, etc. Le développement de telles structures a été rendu possible par les carences de l’enseignement supérieur public (manque d’enseignants, structures de plus en plus importantes et ainsi assez inhumaines, locaux parfois vétustes, etc.) et par la volonté de ces établissements d’être plus professionnalisants : la recherche est très secondaire dans la plupart d’entre eux (sauf certains qui ont reçu un label qui les rapprochent des universités), les enseignants sont assez rarement permanents et les enseignements sont de ce fait davantage tournés vers une professionnalisation immédiate (dont la réalité peut d’ailleurs être sujette à caution) et moins dans les domaines académiques traditionnels. Leurs diplômes ne sont pas, la plupart du temps des grades universitaires reconnus par l’État. Leur financement est assuré par les droits de scolarité souvent élevés et parfois aussi par leur assise dans des groupes internationaux.

VersLeHaut : A plus long terme, comment envisagez-vous l’avenir des écoles catholiques, qui représentent 95% des établissements sous contrat et scolarisent près de 20% des élèves, dans une société désormais largement sécularisée ? Serait-il juste par exemple que les autres “familles spirituelles” de notre pays disposent de leur propre réseau d’établissements ?

BP : Il est difficile de répondre à cette question dans la mesure où l’avenir n’est pas écrit. La société française s’est sécularisée depuis les années 1970, s’est également diversifiée religieusement et l’on a ainsi une distanciation de plus en plus grande par rapport au message religieux que le caractère propre permet de diffuser en dehors des enseignements respectueux du principe de laïcité.

Toutefois, l’Église catholique reste la première religion des français et rassemble encore le plus grand nombre de personnes chaque semaine (en dehors des événements sportifs d’importance). Quelle sera sa place dans vingt ans lorsque les générations des années 1960 qui fait la force de la structure actuelle aura disparu ? Il ne faut pas oublier non plus que désormais la seconde religion de France est l’Islam et qu’environ 50 % des français se déclarent désormais sans religion, le phénomène étant plus accentué chez les jeunes que chez les personnes âgées.

Toutefois, les établissements privés d’origine catholique qui ne sont pas financés par l’Église peuvent continuer à vivre, restera à savoir quel sera le lien maintenu avec leurs origines spirituelles ? On peut souligner aussi que les prêtres ou les religieux n’y enseignent plus, que les directions d’établissement ne sont plus tenues par des ecclésiastiques et que pour autant ils maintiennent un lien avec leur origine religieuse.

On sait que nombre de parents y mettent leurs enfants non pour des raisons religieuses mais par refus d’une certaine mixité sociale, par volonté d’avoir un suivi plus efficace de leurs enfants (ce qui n’est d’ailleurs pas toujours le cas), par souci d’une certaine moralité ou bienveillance par rapport aux élèves, par tradition aussi. Bref, le danger, pour l’épiscopat, est bien que ces établissements se détachent de l’Église et deviennent des établissements privés. Cela explique ainsi que depuis 2013 le statut des établissements catholiques renforce le contrôle sur leurs orientations.

« La loi Debré rend possible la contractualisation d’autres familles spirituelles ou non »

Bruno Poucet

Des réseaux d’établissement existent déjà, plus ou moins coordonnés pour les autres familles spirituelles, la plupart d’entre eux sont « hors-contrats » et ne souhaitent pas nécessairement passer sous contrat, compte tenu des exigences à respecter.

La loi Debré rend en effet possible l’entrée dans la contractualisation d’autres familles spirituelles ou non : il existe quelques établissements musulmans dans ce cas, des établissements laïcs sont aussi contractualisés depuis le début, des établissements juifs (c’est le second réseau actuellement) et quelques établissements protestants.

Mais une telle contractualisation suppose l’acceptation que l’établissement n’est plus confessionnel, mais ouvert à tous, indépendamment de la confession ou de l’absence de confession de l’élève inscrit. C’est une position beaucoup plus aisée pour les établissements catholiques qui sont en très grand nombre et répondent en général à ce critère, c’est beaucoup plus difficile pour des établissements moins représentés qui peuvent avoir la volonté de souligner fortement leur identité.

Or, l’école en France, du moins pour le moment, n’est pas communautariste, mais c’est une école qui essaie de rendre possible l’apprentissage de la citoyenneté et du vivre ensemble dans une même société, même si de gros progrès restent à faire pour instaurer davantage de mixité sociale : c’est aussi l’un des éléments du développement ou non des établissements privés.