Forte de trente ans d’expérience, Clothilde Jouzeau Kraeutler, professeure des écoles et chercheuse, montre combien l’implication des parents en classe peut transformer la vie scolaire : des savoir-faire partagés, une confiance retrouvée, et une communauté éducative qui se construit au bénéfice de tous les enfants. Un retour d’expérience qui donne corps à l’idée même de coéducation.

A partir de mon expérience d’enseignante, riche d’une trentaine d’années à ouvrir ma classe aux parents, je me propose de partager certains avantages de ce fonctionnement à travers quelques illustrations.

Quelle place pour les parents à l’école ?

Enseignante dans le premier degré, j’ai développé une pratique de la coéducation participative[1]au fil des années, pour un faire un dispositif institutionnalisé.

Tout commence lors de la réunion de rentrée. Je présente la classe comme un microcosme de la société. Un espace à co-construire dans lequel chacun a une place à trouver, à prendre. J’invite alors les parents à parler de leurs passions, de ce qu’ils font et aiment, afin qu’ensemble nous imaginions des ateliers qu’ils pourront mener. Tous les domaines donnent lieu à de potentiels moments de partage. Il n’en est pas de plus utiles, ni de plus « nobles » que d’autres. Tous ont la même importance. Toutes les activités conduites par les parents en classe donnent lieu à de nouveaux savoirs scolaires. En effet, j’intègre aux progressions les notions abordées et les capacités et compétences travaillées et acquises par les élèves.

Quelques exemples concrets :

Atelier mené par le parentCompétences travaillées pendant l’activité avec le parentCompétences évaluées Avec l’enseignant et le parentLien avec des compétences scolaires traditionnelles
Couture : réalisation d’une pochette pour téléphoneCouture de boutons décoratifs BroderieEnfiler une aiguille Coudre des boutons plats, avec un anneau, deux trous, quatre trous… Broder en respectant un tracé, Broder avec des points réguliers Arrêter son ouvrageMotricité fine, utile lors du passage à l’écriture
Écriture en arabe Écriture en chinois Écriture à la plumeManiement de l’outil scripteur (feutre, pinceau, plume Sergent major) Reproduction d’un modèleMaitrise du sens de l’écriture Tenue de l’outil scripteurMotricité fine nécessaire à l’écriture Sens de l’écriture et règles d’encodage
Réalisation d’une recette de cuisinePrécision du geste (verser, mélanger, casser…) Respect de la recette Respect des modalités d’organisation (attendre son tour) Respect de règles d’hygiène  Respect des règles Adaptation de la recette aux contraintes matérielle, au nombre de participantsMotricité Conversions Equivalence des unités de mesures Mise en situation mathématique (règles de trois, conditionnement, comparaison…)
Jeux de constructionRéalisation d’une construction avec ou sans modèleCapacité à reproduire un modèle Capacité à créer Capacité à dessiner un modèle ou une réalisation Dessin en 3D Passer d’une reproduction plane à une reproduction en 3 dimensions  Motricité Projection dans l’espace Géométrie  
Faire du vélo sur un circuitFaire du vélo sans roulette Lâcher les main, suivre un parcours Passer sur une planche en déséquilibre Respecter le code de la route Réparer un pneu crevé, remettre une chaine…Maniabilité du vélo Savoir entretenir son vélo Se déplacer sur un sol instable Connaitre et respecter les règles du code de la routeActivité sportive Connaissance et respect du code de la route Obtention du permis piéton et permis vélo (voire les documents fournis par la MAIF et/ou les circonscriptions) Compétences mathématiques (calcul de distance, de vitesse, propriétés du cercle…)
Lecture de contes en langue maternelleLecture ou narration d’un conte traditionnel avec présentation des illustrationsÉcoute attentive Mettre en relation avec des contes déjà connus Tisser des liens interculturels Bain de langage Débat philosophique (rôle des personnages principaux, morale…)  Écouter, S’exprimer pour défendre un point de vue, Respecter la parole de l’autre

Inviter tous les parents, même ceux éloignés de la culture scolaire

Certains parents se rapprochent naturellement des enseignants, mais il en est d’autres que l’on voit peu. Il est essentiel de se rapprocher de ces familles et de les inviter à franchir la porte de l’école en confiance. C’est dans ce but que je propose aux parents de parler de ce qu’ « ils aiment » et pas de ce qu’ « ils savent » lors de la réunion de rentrée. Comprendre la mise en retrait est utile, elle peut avoir différentes origines : confiance totale dans l’enseignant, peur de déranger et/ou de ne pas savoir, ce qui pourrait avoir pour effet de desservir son enfant[2], impossibilité de venir[3], expérience douloureuse avec l’école par le passé[4]

Parmi les parents que l’on voit peu, il y a la mère qui brode et ne pense pas que cette qualité est une compétence utile pour la maitrise de l’outil scripteur. Elle n’imagine pas que cette tradition familiale est une habilité qui trouve sa place dans les savoirs scolaires.

Quelle satisfaction aussi de découvrir que cette maman au verbe haut, qui prend souvent partie à des échanges virulents entre parents devant la grille de l’école, est arbitre. Lors d’une sortie scolaire elle a organisé un match sur le temps de la pause déjeuner entre les élèves, et a ainsi gagné la reconnaissance de ses compétences jusqu’alors méconnue. Le changement des regards d’enfants, des enseignants, des autres parents, lui a permis de s’investir à l’école. Participant chaque fois que possible, amenant même les enfants à l’occasion d’un « débat philo » à se questionner sur la nécessité de poser des règles et portant d’ailleurs elle-même un autre regard sur elle et l’institution scolaire.

Plaisir aussi d’accueillir cette maman, dont le mari m’avait dit qu’elle ne pouvait pas venir parce qu’elle-même n’avait pas fréquenté l’école lorsqu’elle était enfant. « Qu’est-ce qu’elle pourrait apprendre ? Elle est même pas allée à l’école, et puis elle parle pas bien [français].» Nous avons parlé de son rôle de mère, de tout ce qu’elle apportait/apprenait à ses enfants. Cet échange avec son mari, les a « libérés » d’un poids ; son désir d’intervenir était légitime : sa « place » d’éducatrice était reconnue. Elle est venue donner la collation du matin une première fois, puis raconter des histoires dans sa langue maternelle régulièrement sur les temps d’accueil. Son enfant était fier, et s’est davantage investi dans les différentes activités proposées.

Pour accueillir le plus grand nombre de parents, il est profitable de faire preuve de souplesse et de ne pas hésiter à modifier l’emploi du temps hebdomadaire afin de l’adapter à leurs disponibilités. Ainsi, chaque parent peut venir faire une intervention, lors d’une récupération du temps de travail. La visite d’un proche peut aussi être l’occasion d’une animation… C’est avec fierté qu’un vendredi une élève nous a présenté sa tante qui est venue jouer à des jeux de société.

Les parents qui participent et animent des temps de classe se familiarisent avec les codes de l’institution scolaire et recouvrent une confiance dans leurs capacités à accompagner leurs enfants qu’ils peuvent transposer aux autres enfants de la fratrie. Ainsi, une jeune maman m’avait demandé à co-animer des ateliers de graphisme afin de savoir aider son ainée qui peinait au cours préparatoire.

Il est aussi important de prendre en compte les normes et habitudes culturelles des familles et d’éviter le recours systématique à l’écrit, en fixant et rappelant les rendez-vous oralement. Il est pareillement judicieux de prendre en considération les contraintes temporelles familiales, à savoir l’heure de la préparation du déjeuner, celle de la sieste… L’École qui s’ouvre aux parents est une École accueillante, bienveillante, qui ne juge pas. Elle fait de la place aux familles, en leur permettant de partager leurs passions et elle profite de cette occasion pour les amener à découvrir ses codes, ses implicites, ses attendus. Une année, des mamans, qui initialement ne se connaissaient pas, se sont organisées entre-elles, afin de garder leurs jeunes enfants non scolarisés. Le temps ainsi libéré leur permettait de participer à tour de rôle à l’animation d’ateliers en classe.

Ce fonctionnement de la classe qui invite les parents à animer des ateliers qu’ils conçoivent, permet à tous les parents de partager des savoir-faire personnels et/ou familiaux, légitime leurs singularités et donne lieu à la construction d’une culture commune de classe. Il valorise les compétences manuelles, négligées dans les programmes et reléguées, faute de temps, au profit des « fondamentaux », alors qu’elles sont nécessaires à la construction de l’enfant et souvent fort utiles à l’adulte. Les interventions des familles permettent d’aborder des compétences et notions différemment, de façon informelle, et ainsi de dépasser des angoisses d’échec souvent présentes dès le plus jeune âge. L’élève qui essaie sous le regard d’un parent qui n’est pas le sien, est un enfant qui tâtonne sans crainte de décevoir, ni d’être jugé. Il en est plus libre et donc souvent plus performant.

Ce dispositif d’accueil des familles en classe s’inscrit dans la logique des programmes de 2015[5] qui postule que l’école maternelle est « [u]ne école qui accueille les enfants et leurs parents dans le respect mutuel de chacun ». Il propose des modalités d’application de celles trop souvent relayées par les médias et une partie du corps enseignant, qui associe la coéducation à une nécessité de pallier des carences éducatives familiales. La place et le rôle des parents à l’École sont souvent questionnés. Il serait probablement opportun de se demander : Pourquoi ne fait-on pas plus souvent de la place aux parents à l’École ? Pourquoi sont-ils pressentis comme devant être guidés ? Une étude des origines historiques de l’institutionnalisation de l’École telle que nous la connaissons en France aujourd’hui, nous apporterait assurément des éléments de réponse.

Clothilde Jouzeau Kraeutler


[1]  J’ai développé différents aspects de ce fonctionnement dans des contributions publiées par les Cahiers Pédagogiques, disponibles sur https://shs.cairn.info/publications-de-Clothilde-Jouzeau-Kraeutler–794136?lang=fr et dans Mettre en œuvre la coéducation, 2023, ESF

[2] Plusieurs témoignages vont dans ce sens, dont celui de Jean Paul Delahaye dans L’école n’est pas faite pour les pauvres, ou Annie Ernaux dans La honte.

[3] En effet, certains parents  n’ont pas la maitrise de leur emploi du temps professionnel. Ils ne peuvent pas, même s’ils le souhaitent terminer plus tôt pour se rendre à un rendez-vous, poser une journée, pour participer à une activité ou accompagner une sortie scolaire…

[4] Pierre Périer présente dans ses recherches de nombreux témoignages de parents qui témoignent de souffrances causées par l’institution scolaire, dont les enseignants ne prennent pas toujours la mesure.

[5] Introduction des programmes de l’école maternelle, 1.1. Ce point n’a pas été modifié par la révision des programmes en 2021.