Derrière les chiffres alarmants sur la santé mentale des jeunes, se dessinent des réalités plus complexes. Crise sanitaire, solitude, pression scolaire, silence autour du mal-être : comment comprendre ce qui fragilise les adolescents aujourd’hui et que faire pour mieux les soutenir ?
La pandémie de Covid-19 et les confinements successifs ont profondément impacté la santé mentale de la population, mais les jeunes figurent parmi les plus durement touchés. Dès 2021, Santé publique France observe une forte augmentation des recours aux soins d’urgence pour troubles de l’humeur, idées suicidaires et gestes auto-agressifs. Ce phénomène, loin de s’atténuer, s’est poursuivi de manière marquée en 2023 chez les 18-24 ans.
Santé mentale : de quoi parle-t-on vraiment ?
La santé mentale, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), ne se résume pas à l’absence de troubles psychiques : elle est définie comme « un état de bien-être mental qui nous permet d’affronter les sources de stress de la vie, de réaliser notre potentiel, de bien apprendre et de bien travailler, et de contribuer à la vie de la communauté. ». Cette conception va à l’encontre de l’idée reçue selon laquelle être en bonne santé mentale signifierait simplement ne pas souffrir de pathologie.
« J’aime bien le terme de santé mentale, car il est large et peut donc aussi signifier un état de bien-être en général. Il ne prend pas en compte que les troubles psychiatriques. »
Agnès Nelva-Pasqual, pédopsychiatre
Santé publique France distingue ainsi trois niveaux de santé mentale : la santé mentale positive, qui renvoie à l’épanouissement personnel ; la détresse psychologique réactionnelle, qui peut survenir face aux difficultés de la vie sans pour autant constituer un trouble mental et les troubles psychiatriques, qui nécessitent une prise en charge spécifique. Santé publique France le souligne, ces états ne sont pas figés, et l’on peut passer de l’un à l’autre, notamment lorsque la détresse psychologique, mal repérée ou mal accompagnée, évolue vers une pathologie.
Enfin, il est essentiel de rappeler que notre santé mentale ne dépend pas uniquement de nous : elle est influencée par notre histoire personnelle, mais aussi par des facteurs sociaux et environnementaux comme nos conditions de vie, notre accès aux soins ou à l’éducation.
Jeunesse fragilisée : un mal né du virus ?
Pour la pédopsychiatre Agnès Nelva-Pasqual, la crise sanitaire a amplifié plusieurs phénomènes : « Les jeunes étaient plus exposés à la solitude, aux écrans, aux réseaux sociaux. Le confinement a aussi augmenté les risques d’interactions familiales dysfonctionnelles ou même de violences intra-familiales. »
Ce confinement, Alix, 19 ans, nous en parle bien, évoquant ses effets sur son quotidien : « Le confinement m’a un peu impacté. J’ai commencé à avoir des troubles alimentaires, de l’hyperphagie, c’était très compliqué de me retenir de manger comme j’étais tout le temps chez moi. Ma mère me faisait de plus en plus de remarques sur mon poids. Comme on était souvent ensemble, c’était presque tous les jours. Donc j’avais de plus en plus de complexes sur mon corps. Je me suis aussi beaucoup renfermé sur les séries, ça m’a aidé à m’évader. Quand je regardais des séries, ça allait bien. J’avais envie de la vie des séries dans ma vraie vie. Quand je ne regardais pas de série, je me sentais angoissé. »
Le constat d’Agnès Nelva-Pascal est largement partagé. Henrietta Fore, ancienne directrice générale de l’UNICEF, rappelait que les jeunes ont été privés d’expériences fondamentales : les amis, l’école, les activités extrascolaires, autant de repères essentiels pour leur développement. Ces différentes difficultés se retrouvent dans les chiffres. Selon la note de la DRESS « Pensées suicidaires et tentatives de suicide parmi les adolescents français de 17 ans », entre 2017 et 2022, les pensées suicidaires ont augmentés de 58% chez les adolescents de 17 ans. Entre 2019 et 2023, les prescriptions de psychotropes chez les 12-25 ans ont bondi de 18 %, tout comme celles des antidépresseurs qui ont augmenté de 60 %, selon le dernier rapport sur la santé mentale des jeunes du Haut conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA).
Mais au-delà des conséquences immédiates, se pose une question plus vaste : dans quelle mesure ce mal-être vécu durant l’adolescence peut-il influencer durablement une trajectoire de vie ? Autrement dit, au-delà des effets à court terme déjà constatés, la génération des jeunes ayant vécu le confinement connaîtra-t-elle des répercussions à long terme ? Agnès Nelva-Pasqual reste prudente : « Nous n’avons pas encore de réelle mesure d’impact aujourd’hui. On ne commence qu’à voir, car le phénomène peut avoir des impacts retardés. »
Alors, nouvelle donne ou simple coup de projecteur ?
Si les conséquences de la pandémie sur la santé mentale de la jeunesse sont indéniables, il serait un peu trop hâtif de croire qu’elle est pour autant l’unique origine des maux dont souffrent les jeunes. Avant même la crise sanitaire, les signaux d’alerte existaient déjà. En 2019, plus de 20 % des enfants de plus de 10 ans étaient concernés par des troubles psychiques en France, selon le HCFEA.
Henrietta Fore, ancienne directrice générale de l’UNICEF, l’affirme sans détour : « Les conséquences de la pandémie sont considérables, et il ne s’agit-là que de la partie émergée de l’iceberg. Avant même qu’elle ne survienne, bien trop d’enfants souffrant de problèmes de santé mentale n’étaient pas pris en charge. » Selon les données de santé publique France, la tendance était déjà à la hausse avant 2020. Alors que les pensées suicidaires diminuaient entre 2014 et 2020 chez les plus de 25 ans, elles augmentent chez les 18-24 ans, passant de 3,3 % à 7,4 % durant la même période.
La pandémie a ainsi surtout agi comme un révélateur. « La santé mentale n’aura jamais autant fait les titres des journaux que depuis le début de l’épidémie de Covid-19 », constate Delphine Moreau, sociologue à l’École des hautes études en santé publique, pour Santé publique France. Pour elle, cette crise a été une « occasion de mettre en lumière la santé mentale en tant qu’enjeu public ». Finalement, ce qui change, c’est l’ampleur du phénomène, qui a permis de mettre en lumière la question de la santé mentale des jeunes dans le débat public.
Et c’est tant mieux, notamment lorsqu’on sait que 75 % des troubles psychiques se développent avant l’âge de 25 ans selon le rapport du HCFEA. Ce constat impose de s’interroger sur les effets à moyen et long terme, notamment sur le développement psychique et les trajectoires de vie des jeunes. Car ces troubles ne se limitent pas à un malaise passager : ils peuvent impacter la scolarité, les relations aux autres et la capacité qu’à un jeune à se projeter dans l’avenir.
Alix en témoigne, soulignant à quel point les troubles psychiques ont bouleversés sa scolarité : « Avec mes problèmes de sommeil, je n’arrivais plus à suivre en cours (à part le français), quelque chose que quelqu’un peut faire en une demi-heure, je le fais en 1h30. En n’arrivant pas à me lever, j’ai plein de cours qui ont sauté ce semestre. Après mes études, je ne pourrai pas avoir un emploi avec des horaires classiques. »
Emma, de son côté, met en lumière une autre conséquence moins visible mais tout aussi marquante : la nécessité, pour certains jeunes, de renoncer à certains idéaux ou projets de vie. Car au-delà des difficultés concrètes du quotidien, c’est parfois une forme de deuil symbolique qui s’impose. « On doit apprendre à se connaître. Mais c’est difficile de dire non. Tu dois hiérarchiser, tu dois te dire, ok, je n’aurais pas la vie des gens de mon âge. Tu fais le deuil d’une vie que tu espérais avoir quand tu étais enfant ».
Soutenir les jeunes : par où commencer ?
Si la pandémie n’est pas l’explication suffisante du mal-être adolescent… alors qu’est-ce qui fragilise les jeunes et surtout, que faire pour mieux les soutenir ?
Une des premières réponses souvent avancées face à la détresse psychique des jeunes, c’est le renforcement des moyens médicaux et paramédicaux. Le rapport de l’IGAS (2018) soulignait déjà une dégradation continue de l’offre en santé mentale infanto-juvénile : files actives en hausse, délais d’attente allongés, saturation des structures. Cette tension complique l’ensemble des parcours de soins, en particulier lorsque le diagnostic est long et que l’accompagnement nécessite des intervenants spécialisés.
Il est certain que renforcer l’offre de soins est essentiel pour mieux prévenir et mieux guérir. Mais encore faut-il que le mal-être soit identifié comme tel, par les jeunes eux-mêmes ou par leur entourage.
Si 84 % des adolescents déclarent qu’ils vont bien, selon le Baromètre du moral des adolescents IPSOS 2025, cette apparente sérénité contraste avec une réalité plus nuancée : 45 % sont touchés par des troubles anxieux et 40 % par des troubles dépressifs plus ou moins sévères. Ces chiffres révèlent un important décalage entre le vécu subjectif et l’état psychique réel des jeunes. En effet, parmi ceux présentant une suspicion de troubles anxieux généralisés, plus d’un sur deux affirme aller bien.
Cet écart peut s’expliquer par plusieurs facteurs. D’abord, la méconnaissance des troubles mentaux : beaucoup d’adolescents ne savent pas toujours identifier l’anxiété ou la dépression, qu’ils considèrent comme des états passagers, normaux ou banals. Ensuite, un sentiment d’illégitimité empêche sans doute certains d’en parler : ils estiment que ce n’est pas assez grave, ou craignent d’être jugés et incompris. Finalement, plus de 7 jeunes sur 10 ayant présenté des signes de mal-être affirment n’en avoir parlé à personne.
Certes, les discours sur la santé mentale se multiplient, mais derrière cette visibilité croissante, beaucoup de jeunes taisent encore leur mal-être.
C’est notamment une difficulté qu’a rencontrée Alix : « Je n’en ai jamais vraiment parlé. Je n’aurais pas eu confiance d’en parler à une infirmière, ni à mes parents. La personne avec qui j’aurais eu le plus confiance, c’est une de mes profs de français. Mais je n’en ai pas parlé parce que j’avais honte et que je me sentais coupable, j’avais l’impression que c’était de ma faute ce qui se passait dans ma vie. Les profs, ce sont des profs, ils ne sont pas là pour gérer des problèmes familiaux. Je pense que ça m’aurait vraiment soulagé de leur en parler. Aujourd’hui, je viens de commencer un suivi avec une psychologue.
Alix ne doute pas que cette professeure aurait pu entendre sa parole, il doute que ce soit « le bon endroit » pour la déposer. Et c’est ce qui fait la complexité du lien : même quand il existe, même quand une confiance est là en creux, la parole peut parfois ne pas circuler. Si la figure de l’enseignant inspire confiance, elle demeure associée à une fonction, enseigner, encadrer, guider, qu’un jeune n’imagine pas compatible avec l’écoute de détresses personnelles.
Le lien éducatif ordinaire : une clé du bien-être des jeunes
Si un lien de confiance existe bel et bien entre les jeunes et certains adultes de leur entourage éducatif, il est souvent freiné par les limites que les adolescents associent à la fonction même de ces adultes. Ce décalage – entre la confiance que le jeune peut avoir et la possibilité qu’il perçoit de se confier – ne concerne sans doute pas que les enseignants, mais plus largement tous les adultes investis d’une fonction éducative.
Car le lien éducatif repose, de manière légitime, sur des attentes : transmettre des savoirs, accompagner vers l’autonomie, aider à construire un avenir. Ces projections sont protectrices ; elles offrent des repères. Mais elles peuvent aussi entrer en tension avec les besoins plus immédiats, plus invisibles, de certains adolescents. Il peut alors exister un écart entre l’aide que les adultes pensent apporter et celle que les jeunes attendent. C’est dans cet espace de décalage que la parole peut rester empêchée.
Le lien éducatif peut non seulement libérer la parole, mais aussi favoriser un environnement propice au bien-être. Car la santé psychique n’est jamais uniquement une affaire individuelle. Elle dépend de facteurs personnels, bien sûr, mais elle est aussi largement façonnée par le contexte social : conditions de vie, stabilité familiale, environnement scolaire, exposition à la précarité, accès aux soins, qualité des relations.
La prévention et le soin ne relèvent pas seulement du champ médical, ils passent aussi par la qualité des liens ordinaires.
Plus précisément le soutien perçu, aussi bien de la part des adultes que des pairs, est fortement corrélé à l’état psychologique des adolescents. Or, selon une étude de l’OMS les adolescents s’estiment de moins en moins soutenus par les adultes, en particulier les filles et les jeunes issus de milieux défavorisés. Ce recul du soutien perçu accentue le décalage entre la disponibilité que les adultes pensent offrir et la capacité réelle des jeunes à se sentir écoutés et compris.
Alors, à chaque adulte de « revoir sa copie » ? Les personnels de l’éducation nationale, bien souvent en première ligne, n’ont pas toujours les outils ni la formation pour répondre à cette attente de soutien émotionnel. Plus encore, eux même ne se sentent pas toujours soutenu sur le plan de la santé et du bien-être. Selon le baromètre I-BEST 2023, 88% des enseignants estiment que leur hierarchie est peu soucieuse de leur santé et de leur bien-être. Les parents eux-mêmes, pris entre inquiétudes et injonctions contradictoires, se sentent parfois démunis : 57 % se disent déstabilisés par les messages qu’ils reçoivent sur la manière d’accompagner leurs enfants, selon le dernier Baromètre Jeunesse&Confiance de VersLeHaut.
Soutenir les adolescents, c’est donc reconnaître la complexité de leur vécu, en renforçant non seulement les dispositifs de soin, mais aussi en valorisant et en développant davantage le travail relationnel, éducatif et préventif. Mais surtout, c’est faire en sorte que personne, ni jeune, ni adulte ne porte seul cette responsabilité.
Je remercie Alix, Emma et Agnès Nelva-Pasqual pour leurs témoignages riches, qui ont permis de donner vie à cet article.
Élise Wagner