L’entrée en sixième peut cristalliser des fragilités déjà présentes et transformer l’école en source d’angoisse quotidienne. Sarah, 28 ans, revient sur cette rentrée marquée par l’anxiété. Un témoignage qui interroge notre capacité à détecter les élèves en souffrance, notamment quand ils réussissent scolairement.

Sarah est actuellement étudiante en communication et marketing. Malgré un parcours scolaire marqué par de bonnes notes et une réussite académique, elle a traversé une scolarité difficile, confrontée au harcèlement et à une anxiété envahissante.

« D’un côté, j’aurais voulu qu’un adulte vienne me voir et me demande comment ça allait. Mais de l’autre, j’avais mis en place un mécanisme de survie qui consistait à tout cacher. »

VLH : Lorsque je t’ai demandé de quelle rentrée tu souhaitais me parler, tu as tout de suite évoqué ta rentrée en 6e. Pourquoi ?

Sarah : Parce que c’est celle qui m’a le plus angoissée. Beaucoup de mes appréhensions se sont concentrées sur ce passage au collège. Ce qui m’a marquée au début, c’était vraiment le changement : passer d’une école primaire qui était minuscule au collège qui était le plus grand de ma ville. Je me disais : “Comment je vais m’intégrer dans ce tas de monde ?”Ce que je ressentais, c’était un mélange d’excitation pour la nouveauté et d’anxiété intense. Je suis d’un naturel anxieux, mais là c’était amplifié par tous ces changements et les nouvelles responsabilités.

VLH : Cette anxiété que tu évoques, se retrouve fréquemment chez les adolescents. Elle se caractérise par une inquiétude excessive selon l’OMS. Mais cette peur que tu ressentais à l’idée d’entrer en 6ème avait-elle des racines dans ce que tu avais vécu avant ?

Sarah : Oui. En primaire, on se moquait énormément de moi, de mon physique. J’étais plus grande, plus forte et on se moquait de mes cheveux très épais. Je ressortais pas mal par rapport aux autres.

J’étais déjà assez exclue et je ne me sentais déjà pas très bien. Je pense que j’avais déjà développé une peur de l’école. J’y allais mais ça me coûtait beaucoup.  Pour moi, il n’y avait pas cette option de faire les cours à la maison. Même si l’école me faisait souffrir, l’idée d’être coupée du monde, ça me faisait peur aussi. J’aime voir les gens, savoir qu’il y a de l’activité autour. Alors j’ai continué, mais l’entrée au collège n’a pas été facile.

VLH : Comment cette anxiété s’est-elle manifestée lors de tes premiers pas en 6ème ? Peux-tu me décrire l’impact concret que cela a eu sur ton quotidien ?

Sarah : Mes premiers jours, je t’avoue que je ne m’en souviens pas vraiment. Mais je pense qu’en fait j’étais déjà handicapée dès le départ. J’arrivais avec tout un bagage, parce que depuis le début de ma scolarité, ça ne s’était jamais vraiment bien passé. Du coup j’étais dans l’appréhension totale, et ça m’a probablement poussée à me renfermer encore plus.

Cette appréhension, elle s’est transformée en anxiété vraiment envahissante. Ce qui me stressait le plus, c’étaient toutes ces nouvelles responsabilités : gérer mon emploi du temps, trouver les salles, arriver à l’heure. À chaque cours je risquais d’être en retard et c’était un truc que je détestais. On nous faisait moins de cadeaux qu’en primaire. En primaire, si je suis en retard, c’est le problème de mes parents. Là, si je suis en retard, je dois passer par le bureau du CPE, prendre un billet de retard…Il y avait aussi cette pression énorme par rapport aux notes. Je me disais : “Est-ce que ça va être pareil qu’en primaire ? Est-ce que je vais réussir à obtenir mon brevet à la fin ?”

Mais au fond, ma plus grande peur, c’était de ne pas être acceptée par les autres, d’être rejetée ou qu’on se moque de moi, comme ça m’était arrivée en primaire. Concrètement, ça voulait dire que je ne dormais quasiment pas la semaine. J’étais trop stressée par le lendemain, je ne récupérais que le week-end. C’était comme si j’étais en permanence en mode “survie”.

VLH : Selon le dernier baromètre IPSOS sur le moral des adolescents, 7 jeunes sur 10 ne parlent à personne de leur mal-être. Comment as-tu géré cette souffrance à l’époque ? As-tu trouvé des personnes à qui te confier ?

Sarah : J’ai gardé ça pour moi. Je ne me suis pas sentie en sécurité émotionnellement, ni dans ma famille ni à l’école. J’avais aussi du mal à valider mon propre ressenti. J’avais honte de ne pas me défendre, par peur d’empirer les choses. Je n’avais pas envie d’en parler aux professeurs par peur d’être vue comme la “rapporteuse” et d’engendrer encore plus de moqueries.

C’est un cercle vicieux. Vu qu’il m’arrivait des choses et que personne ne disait rien, c’est que je le méritais. Du coup, à force de te dire que tu mérites, tu en parles encore moins, tu le caches encore mieux et tu l’accepte.

Il y avait aussi la peur que mes parents l’apprennent. J’avais l’impression que ça aurait amené une attention négative. Déjà que je n’avais pas l’impression de les rendre fiers… En plus, me faire harceler à l’école ? Dans ma tête, c’était la honte absolue. Je n’avais pas envie de ramener des problèmes à la maison.

VLH : L’anxiété peut avoir des répercussions importantes sur l’absentéisme et le travail scolaire. Comment l’anxiété que tu as ressenti lors de ta rentrée en 6ème a-t-elle impacté la suite de ta scolarité ?

Sarah : Au niveau des notes, ça allait comme j’avais des facilités. Mais en fait, j’avais ce sentiment de solitude constant. J’ai l’impression de ne pas avoir pu me construire socialement comme un individu à part entière. J’ai l’impression d’avoir loupé plein de choses. Je me demande comment j’aurais pu me comporter socialement, quels moments j’aurais pu partager, quels souvenirs j’aurais pu avoir.

Ça a eu un impact aussi sur ma relation avec les autres. Je vais souvent être sur la défensive, aux aguets : “Est-ce que cette personne est sympa ou pas ?” J’ai du mal à m’intégrer dans un groupe. J’ai plus de facilité quand c’est réduit ou en tête-à-tête, parce que c’était l’effet de groupe qui faisait qu’on ne disait rien finalement.

VLH : Comment vivais-tu cette absence de réaction des adultes autour de toi ?

Que penses-tu aujourd’hui, en tant qu’adulte, de cette absence de réaction au harcèlement de la part des adultes autour de toi ?

Sarah : Avec le recul, je me demande comment ça se fait que personne n’ait rien dit, n’ait rien vu. Je me dis que ça se voyait quand même que j’étais isolée du reste de la troupe.

Je me souviens d’un épisode au lycée où quelqu’un m’a fait une remarque hyper désobligeante en plein cours. La prof a très bien entendu, elle a regardé l’élève qui avait parlé, m’a regardée, et a poursuivi son cours comme si de rien n’était. Ça m’a marquée.

En grandissant, je comprends encore moins ce genre de comportement. Même si tu as des problèmes personnels, tu devrais toujours trouver de l’énergie pour protéger un enfant. Le cadre scolaire n’a pas été protecteur. On n’a pas cherché à savoir qui allait bien, qui n’allait pas bien.

VLH : Tu étais une bonne élève. Penses-tu que cela a empêché les adultes de voir que ça n’allait pas ?

Sarah : Oui, clairement. Généralement, c’est quand on voit une chute des notes qu’on s’inquiète. Je cachais très bien mon mal-être. Ça ne se voyait pas du tout : je rigolais, je souriais, j’étais active en cours. Mais il y avait des signes : j’étais tout le temps assise toute seule à la cantine, j’étais toujours toute seule.

J’ai même eu une période où je faisais vraiment comme si ça ne m’atteignait pas. Je rigolais fort, je parlais fort. Je mettais un masque pour cacher ça. Je jouais la fille qui a énormément d’assurance, alors que pas du tout. J’étais une vraie “fraude”.

VLH : Tu disais que tu aurais aimé qu’on te repère et qu’on t’aide. Mais en même temps, il y a ce masque que tu portais pour te protéger. Comment expliquer ce double mouvement “j’ai besoin d’aide” et “je me cache” qui rend si difficile la libération de la parole ?

Sarah : C’est hyper contradictoire, c’est vrai. D’un côté, j’aurais voulu qu’un adulte vienne me voir et me demande comment ça allait. Mais de l’autre, j’avais mis en place ce mécanisme de survie qui consistait à tout cacher, à me déconnecter de mes émotions.

Mon mécanisme, c’était de me dire : « Tes émotions ne sont pas valables, donc tu ne vas pas les écouter et tu vas faire comme s’il ne se passait rien. » Je refoulais énormément. Je mettais tout sous le tapis parce que je n’avais pas le temps d’être déprimée quand je devais avoir de bonnes notes. Et même si un adulte était venu me voir à ce moment-là, honnêtement, je ne pense pas que je me serais confiée.  Non seulement je n’accordais aucune légitimité à mes ressentis, mais je n’arrivais même pas à les mettre en mots. Et comme je ne faisais confiance à aucun adulte pour me montrer vulnérable, je me retrouvais complètement isolée avec mes émotions.

VLH : Avec le recul, que faudrait-il mettre en place pour aider les jeunes comme toi lors de la rentrée en 6ème ?

Sarah : Je pense que c’est bien d’apprendre aux collégiens à gérer leurs émotions, parce que même ceux qui font des moqueries sont des gens qui ne sont pas bien dans leur peau. Apprendre à gérer ses émotions, à se valider, ce serait déjà un bon pas. Il faudrait aussi que les professeurs soient mieux préparés à ce genre de situation.

Les professeurs principaux pourraient avoir un entretien individuel avec chaque élève pour demander comment ça se passe à l’école, pas qu’au niveau des notes, mais mentalement. Peut-être même des rendez-vous réguliers, tous les trimestres avec les infirmières : « Ce premier trimestre, tu l’as senti comment ? » Ça apprendrait aux élèves à poser des mots sur ce qu’ils ressentent.

Propos recueilli par Elise Wagner