Vouloir faire grandir la confiance individuelle et collective des jeunes dans les savoirs enseignés à l’école, vouloir renforcer la confiance des citoyens dans leur école publique, voilà sans doute deux des objectifs politiques majeurs en ces années vingt du 21e siècle.
Mais la confiance ne s’impose pas de manière autoritaire, elle se construit patiemment, en partant d’une connaissance partagée de la réalité scolaire et des changements indispensables pour rétablir la confiance en l’école et à l’école.
Qu’est-ce qui caractérise l’école actuelle de manière systémique ? C’est qu’elle est, à tous les étages et dans tous les domaines, l’école de la séparation.
Une école de la séparation sociale et culturelle entre établissements scolaires
La séparation entre l’enseignement privé sous contrat et l’enseignement public n’est pas qu’un libre choix offert aux citoyennes et citoyens. La publication des indices de position sociale (IPS) des collèges par le ministère de l’éducation nationale[1] en 2022 a révélé que « parmi les 10 % de collèges à l’IPS le plus faible (indice à moins de 82,3), on ne compte que 23 établissements privés sous contrat, soit 3,3 % de ces 696 collèges. A l’inverse, parmi les 10 % de collèges à l’IPS le plus élevé (plus de 124,8), on dénombre 424 établissements privés sur ces 696 collèges, soit 60,9 % d’entre eux. Ce ratio s’élève à 81 % pour les 100 collèges aux plus hauts IPS (plus de 143,8) et à 90 % pour les 10 premiers[2] ». Autrement dit, le collège français est celui de la séparation, avec « l’incontestable concentration des élèves les plus favorisés dans les établissements privés ».
Mais cette séparation socialement marquée des élèves entre privé sous contrat et public est également active au sein des collèges publics : « l’IPS maximal pour les 729 collèges classés REP est de 113,9 et le minimum de 55,6, 78 % (729) des collèges classés en réseau d’éducation prioritaire ont un IPS inférieur à 90, contre 7% (424) des collèges hors éducation prioritaire »[3].
Avec ses ghettos d’enfants issus de milieux favorisés à fort capital de culture académique et ses ghettos d’enfants issus de milieux populaires dont le capital culturel n’est pas académiquement légitimé, notre école est bien celle de la séparation sociale et culturelle.
La séparation au sein même des établissements et des classes
Mais la séparation sévit aussi au sein de tous les établissements scolaires, au travers de l’organisation des espaces et des temps. On connaît la formule ultra dominante dès la classe de 6e : une salle, une heure, une classe, un professeur, une discipline. La « boîte d’œufs » scolaire est pensée dans la séparation des enseignants, chacun formé quasi exclusivement dans « sa » discipline scolaire, dans la séparation des enseignements cloisonnés de manière très étanche, dans la séparation des enseignants et des autres personnels (la « salle des professeurs » en est l’emblème), dans la séparation entre l’instruction (confiée aux professeurs), et l’éducation (confiée aux personnels d’éducation et à d’autres). Séparation encore, si l’on examine la répartition des élèves : selon que l’on est en entrant en 6e à horaire aménagé artistique, européenne ou bilangue, ou qu’on l’est en classe standard, ou encore en classe de SEGPA, on n’aura ni le même enseignement, ni le même environnement social, ni le même bain culturel. Quand on sait qu’à la rentrée prochaine la séparation se fera au sein même des classes, dès la 6e, entre les groupes de niveau instaurés en français et en mathématiques, on peut dire que la séparation a de beaux jours devant elle.
La séparation au cœur des savoirs enseignés, des modalités de travail, d’évaluation et d’orientation
Le principe de séparation agit aussi sur les savoirs enseignés. Il y a ceux qu’on enseigne et ceux qu’on n’enseigne pas (le droit, la médecine, par exemple), ou pas à toutes et tous (les élèves de lycée professionnels sont dispensés d’enseignement philosophique). Il y a, si l’on en croit les ministres successifs, les enseignements fondamentaux (le français et les mathématiques) et les autres, qui, pour n’être pas fondamentaux pourront ne pas être enseignés aux élèves en difficulté. Il y a, au sein des enseignements, ce qu’on enseigne, par exemple, en français et lettres, la littérature essentiellement française, et ce qu’on n’enseigne pas, la francophone et l’étrangère réduites à une place très marginale. Et, de même qu’il y a une hiérarchie entre les disciplines enseignées, symbolisée par leur nombre d’heures hebdomadaire à l’emploi du temps des élèves, il y en a une, considérable, entre les savoirs qui figurent à l’emploi du temps et ceux qui n’y figurent pas, mais qui sont pour autant prescrits, comme l’éducation à la santé, aux médias et à l’information, au développement durable…
Le principe de séparation pèse aussi sur les modalités de travail scolaire et d’évaluation. Pour l’essentiel, on apprend à l’école la concurrence avec les autres, pour avoir la meilleure note, en travaillant le plus souvent non pas en coopération avec les autres, mais en mode « chacun pour soi ». A ce régime là, il y a ceux qui « s’envolent » comme le dit le ministre dans sa lettre de décembre aux personnels[4] et ceux qui, ne décollant pas, s’enfoncent progressivement dans la conviction qu’ils ne sont pas faits pour l’école et que l’école n’est pas faite pour eux : perte de confiance en soi et perte de confiance en l’école vont de pair.
Ces multiples séparations ont un effet majeur : elles préparent la grande séparation qui s’effectue à l’issue du collège entre deux tiers des élèves qui entrent au lycée général et technologique et un tiers qui est orienté, bien souvent moins par vocation que sur la base de son échec scolaire, en voie professionnelle.
Une autre école est possible : celle du savoir-relation
Une autre école est-elle possible, où l’on cultiverait la confiance en soi et en les autres, où la relation de chacun aux savoirs serait cultivée, où la relation entre les savoirs, la circulation entre des savoirs abstraits et des savoirs concrets favoriseraient l’ouverture réelle de l’école à la diversité des profils, des aspirations et des compétences ? Elle l’est, d’ores et déjà, parce qu’existent dans d’autres pays une politique des savoirs différente. Mais dans le nôtre aussi, des écoles, des collèges et des lycées rompent avec le modèle monolithique dominant, et l’institution accepte, accompagne parfois les chemins de traverse qu’ils empruntent, pourvu qu’ils restent dans les marges de l’école de la séparation. Du lycée pilote
innovant international dans l’académie de Poitiers au Collège public expérimental Clisthène dans l’académie de Bordeaux, comme dans les écoles et établissements où l’innovation pédagogique s’est enracinée, autour d’une ou plusieurs équipes, d’un projet pluriannuel, une autre manière de penser l’école est mise en œuvre, comme on le mesure chaque année aux journées nationale[5] et académiques de l’innovation pédagogique[6], et comme on a pu le mesurer en décembre dernier à Poitiers, au forum des enseignants innovants[7]. On ne partirait pas de rien, si on voulait collectivement, dessiner la nouvelle école du savoir-relation[8]. Mais il faudrait sortir une fois pour toutes d’une politique des savoirs à bout de souffle.
Cette école est possible, pour peu que l’on sorte du moule où les prétendues réformes successives l’ont laissée progressivement perdre du sens pour une part de ses élèves comme pour une part de ses personnels (qu’on songe aux démissions d’enseignants qui ont augmenté de 26% entre 2020 et 2022[9]) et pour une part des citoyens.
Cette école est possible, si, au cœur du débat public approfondi nécessaire sur une question aussi politique, on place la nécessité d’en finir avec l’école de la séparation, du tri social et culturel et du tri des savoirs pour inventer collectivement l’école de l’ère du savoir-relation : une école où l’on cultive la relation de confiance en soi, et dans les autres, la relation au vivant, aux savoirs et la relation féconde entre tous les savoirs. Cette école nouvelle reposera sur la coopération entre élèves, entre enseignants, entre l’école et les parents, sur l’articulation entre tous les savoirs, scolaires ou non. C’est de cette manière que notre école commune sera en mesure de relever les défis du siècle et de préparer toutes celles et tous ceux qu’elle accueille à affronter solidairement et en confiance les incertitudes du présent et de l’avenir.
Jean-Pierre Véran
Membre professionnel laboratoire BONHEURS CY Cergy Paris Université
Membre du CICUR (Collectif d’interpellation du curriculum https://curriculum.hypotheses.org)
[1] https://www.education.gouv.fr/journee-de-l-innovation-5198
[2] https://www.ac-lyon.fr/journee-innovation-pedagogique-jip-2023#:~:text=L%27EAFC%20de%20l%27acad%C3%A9mie,)%2C%20au%20CCVA%20de%20Villeurbanne.
[3] https://www.cafepedagogique.net/2023/12/08/douzieme-forum-des-enseignantes-et-enseignants-innovants-ensemble/
[4]Béatrice Mabilon Bonfils, « L’école est finie ! L’ère trans-moderne du savoir-relation et la fin de la transmission ? », Éducation et socialisation [En ligne], 47 | 2018, mis en ligne le 05 mars 2018, consulté le 10 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/edso/2862
[5] https://www.senat.fr/rap/a22-120-31/a22-120-318.html
[6] https://www.gouvernement.fr/actualite/choc-des-savoirs-des-mesures-pour-elever-le-niveau-de-lecole
[7] https://www.education.gouv.fr/indice-de-position-sociale-ips-actualisation-2022-377726#:~:text=L%27indice%20de%20position%20sociale,2008%20(Rocher%2C%202016).
[8] https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2022/11/08/l-ips-cet-outil-qui-revele-l-ampleur-de-l-entre-soi-dans-les-colleges-prives_6148909_4355770.html