Pierre Durrande est philosophe, auteur de Lettres à un jeune éducateur. Il intervient notamment dans la formation d’éducateurs spécialisés, en lien avec Apprentis d’Auteuil.

Il a participé à la rencontre organisée par VERS LE HAUT le 10 mai 2016 sur la crise des vocations éducatives. Il va codiriger un séminaire de recherche lancé par le Collège des Bernardins, en partenariat avec Vers Le Haut.

A la demande de nombreux participants, nous mettons en ligne le texte de son intervention.
Merci à Pierre Durrande pour son intervention et à Catherine Ricard pour la retranscription.


Présentation

Un petit mot de présentation pour vous dire d’où je vais essayer de vous parler ce soir.

Je travaille depuis une vingtaine d’années aux Apprentis d’Auteuil, plus particulièrement pour la formation de jeunes éducateurs, c’est-à-dire ceux qui se préparent à entrer dans les écoles de travail social comme éducateurs spécialisés, éducateurs de jeunes enfants ou moniteurs-éducateurs.

J’ai donc dirigé la Direction des études de ce que nous appelions jusqu’à l’année dernière à Auteuil, « les centres de préformation d’éducateurs ».

Par ailleurs, j’enseigne depuis maintenant plus de dix ans la philosophie de la personne à la Faculté d’Education de l’Institut catholique de Paris et, depuis deux années, je collabore particulièrement pour l’ISFEC Ile-de-France – l’ISFEC Mounier – à la formation des maîtres du premier et du second degré de l’enseignement catholique.

Dernier point, je prépare, avec Frédéric Louzeau, pour la rentrée, la mise en place d’un séminaire de recherche aux Bernardins, sur toutes ces questions éducatives, qui sera un séminaire de deux années qui commencera à la rentrée.

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Vous me pardonnerez d’avoir un propos de philosophe à propos, précisément, de la formation des éducateurs.

Je dirai d’abord que tout homme qui vient au monde a besoin qu’un autre prenne soin de lui, de manière primordiale – nous le savons – pour vivre, au sens de subsister, et de manière tout aussi primordiale, pour bien vivre, au sens d’un développement humain harmonieux.

L’action éducative n’est pas simplement au commencement de la vie, elle en est au fondement.

Avant de considérer l’éducation sous l’angle des métiers de l’éducation, et plus particulièrement du métier d’éducateur, qu’il soit spécialisé ou non – car la première tâche d’éducation incombe évidemment aux parents – il convient de rappeler que l’éducation est une tâche primordiale, une charge et une responsabilité constituant le pilier central, la colonne vertébrale de toute la vie sociale. La tâche éducative qui incombe d’abord et prioritairement aux familles et à tous ceux qui ont une vocation éducative et qui prolongent en coopération le travail de la famille – nous venons de parler longuement des enseignants, en particulier aussi de tout le corps des éducateurs – cette tâche est la première des tâches politiques. J’insiste beaucoup là-dessus.


Aussi, la toute première question qui se pose, pour la formation d’un éducateur, est la suivante :

De quelle humanité voulons-nous être les témoins ?

Un témoignage, ce n’est pas une théorie. Un éducateur n’est pas un théoricien de la vie humaine mais un praticien dont la pensée se traduit en actes, en manières d’être, de penser, d’agir et de faire qui traduisent et expriment par mode d’exemple une manière d’incarner et de dynamiser la vie humaine. Ce témoignage exerce une action efficiente sur la jeune génération. Car, si la vie humaine est reçue, sa réception n’est complète que lorsqu’elle a été accueillie. Nous avons besoin d’être conduits, reliés, introduits à notre vie humaine par ce premier lien social qui est l’accueil d’une vie humaine nouvelle. De même, que nous n’existons pas par nous-mêmes, mais par un autre. Il n’y a pas d’auto-présentation de soi par soi. Tout homme qui vient au monde a besoin d’être relié à sa propre humanité, que j’appelle son « lien vital », par la communauté qui le reçoit, l’accueille, le nomme et le présente à lui-même.


D’où la seconde question qui se pose pour la formation d’un éducateur :

Y a-t-il un ou des chemins de la relation humaine qui soient conducteurs du déploiement d’une vie authentiquement humaine ?

Poser ainsi la question, c’est considérer que l’être humain, avant d’être ce quelqu’un qui est Paul ou Claire, ce « qui nous sommes », n’est pas n’importe quoi et surtout n’est pas fait n’importe comment. D’où l’importance de ce triple questionnement anthropologique au cœur de toute formation éducative. Un homme, c’est qui ? Un homme, c’est quoi ? Un homme, c’est comment ? Les questions sont distinctes, mais il ne faut pas les séparer. Le que – « un homme c’est quoi » – se découvre, à la lumière, en particulier, de toutes les sciences humaines. Le qui se rencontre.

Mais, et vous le savez bien, la raison pour laquelle il y a aussi des éducateurs dits spécialisés et aussi des fondations comme la Fondation d’Auteuil, c’est qu’il y a des manières d’introduire l’homme à sa propre humanité qui peuvent être déshumanisantes.

Par essence, l’éducation est une antiviolence. Elle contrecarre les deux formes habituelles de la violence. Celle qui, bien connue, consiste à défaire, abîmer, souiller, détruire l’humain que nous sommes et qui constitue l’un des deux sens du mot « délinquant » – du latin « delinquere » – qui veut dire « abandonner ». La violence destructive est un abandon de l’humain.

Elle contrecarre aussi l’autre forme plus sournoise et plus répandue de la violence qui est de traiter notre humanité en deçà de ses propres capacités. C’est l’équivalent du terme économique « sous-développement ». Traiter l’homme en infra-humanité, en deçà de ce dont il est porteur et capable, c’est une autre manière d’être en délinquance, c’est-à-dire dans un abandon de l’humain.


Cela m’amène à la troisième question qui se pose pour la formation d’un éducateur :

Comment connaître et approfondir ces chemins qui humanisent ? Comment connaître aussi, pour les combattre, ceux qui déshumanisent ?

Mais cette troisième question est immédiatement reliée à une quatrième question.

Ces chemins de vie humaine, s’ils ont une face commune, celle d’appartenir à une commune humanité, ont aussi une face unique et singulière, car ils sont des chemins personnels. Mettre un être humain en lien avec sa propre humanité, en communauté avec tous les autres humains, c’est le mettre sur le chemin d’avoir à prendre part, comme le dit Martin Buber, d’apporter au monde l’unique que l’on est, d’avoir à prendre part de manière responsable, c’est-à-dire personnelle, à la conduite de sa propre existence, pour soi et pour les autres.

C’est ici que, dans la formation des éducateurs, nous distinguons bien les deux sens du verbe « éduquer ».

La troisième question correspond au verbe latin « educare » (avec un « a »), qui a trois significations : nourrir, prendre soin, soigner.

  • Nourrir, au sens d’alimenter, le corps, le cœur – c’est-à-dire toute la dimension de la sensibilité et de l’affectivité humaine – et l’esprit – toute la dimension de la culture. C’est pour cela qu’il y a un lien étroit, en ce sens, entre éduquer et instruire.
  • Prendre soin, au sens de « cultiver le jardin ». Tout éducateur est un jardinier en humanité qui, s’il veut bien prendre soin de cette terre humaine, encore d’ailleurs en partie inconnue – car, si nous avons à peu près fait le tour de la planète, il y a encore un continent à explorer, dont on n’a pas fini de faire le tour, c’est l’homme lui-même. Tout éducateur, comme jardinier en humanité, doit apprendre à cultiver cette humanité comme – je viens d’un pays de viticulteurs, je viens du Var – comme un viticulteur prend soin de sa vigne.
  • Soigner, car l’homme est un être à la fois fragile et porteur de blessures plus ou moins graves et que toute vie humaine s’accompagne de soins.

Vous me pardonnerez, je ne développe rien, évidemment, ce seraient des heures et des heures de développement nécessaire sur ces questions-là.

La quatrième question correspond au verbe latin « educere » (« educare » / « educere ») – dont je rappelle qu’il est survenu dans la deuxième moitié du XIXe siècle sous l’influence de la philosophie des lumières qui a beaucoup mis l’accent sur l’autonomie humaine et qui veut dire littéralement « prendre la tête de sa propre humanité », du verbe « ducere », conduire. La racine de ce mot : « dux », « ducis », désignait un général en chef commandant une légion romaine.


Comment apprendre cet exercice de l’autorité qui invite chacun de nous à devenir un auteur, un « auctor », « auctoritas », source d’initiative, auteur ?

Et je rappelle qu’un auteur, c’est quelqu’un qui a du style. Comment apprendre à entrer dans sa propre autorité ? C’est un travail extrêmement profond dans la formation d’un éducateur : que lui-même entre dans sa propre autorité personnelle pour, par rayonnement, permettre à ceux dont il a la charge d’entrer dans leur propre autorité, avec la corrélation qu’il y a entre l’autorité et la liberté.

Une éducation n’est pas conduite à son terme sans cette capacité de pouvoir répondre personnellement à ce trésor commun et singulier qui a été déposé en nous, telle une « sponsa », en engageant sa propre vie au service de la communauté humaine tout entière.


C’est le sens de la cinquième question qui se pose à la formation d’un éducateur :

La finalité du processus éducatif est-elle ordonnée à un « pour soi » ou à un « pour les autres » ?

En fait, ni à l’un ni à l’autre, mais à cette merveilleuse relation si difficile à mettre en place d’un « pour soi avec et pour les autres ».

La vie personnelle n’est ni un « quant à soi », ni un « quant à l’autre », mais elle appartient au conjugal, dont la conjugalité fait partie – mais la catégorie du conjugal est bien plus large que la conjugalité homme/femme -, l’ « être avec ».

Avec cette cinquième question, nous entrons anthropologiquement dans le champ de la vie sociale.

Comment ordonner les processus de croissance d’une vie personnelle dans le souci d’articuler en permanence le rapport à soi et le rapport à l’autre, l’individu et le collectif – nous en parlions tout à l’heure -, la personne et la communauté, l’éducation à la vie commune, au vivre ensemble, au bien vivre ensemble, base de toute citoyenneté.

Cette cinquième question entraîne deux dernières questions. Et je m’arrêterai sur ces sixième et septième questions. On ne peut pas aller plus loin parce que j’essaie de faire en un temps record quelque chose qui mériterait des développements beaucoup plus conséquents.

Tout ce que nous avons dit depuis le début s’inscrit dans un environnement, dans un contexte, dans une histoire. Cela est vrai à l’échelle individuelle, évidemment, mais aussi à l’échelle collective de nos sociétés, et de la nôtre en particulier.

Autrement dit, l’éducateur ne travaille jamais hors contexte, hors situation. Et ces situations, ces contextes, il doit apprendre à les appréhender sociologiquement, historiquement, culturellement, juridiquement, économiquement, pour que son accompagnement soit inscrit dans le champ des possibles et de la contingence de l’action humaine. Il doit appréhender ces contextes dans un esprit d’ouverture qui n’exclut pas l’esprit critique mais qui fait que l’éducateur n’est pas d’abord quelqu’un qui se situe en réaction par rapport à son temps. Un éducateur, c’est tout sauf un réactionnaire.


La sixième question est donc la suivante :

Comment appréhender la société de notre temps sur l’actualité, pour vivre l’aubaine – comme dit mon ami Fabrice Hadjadj « l’aubaine de ce temps » ?

Tout à l’heure, cela m’a fait plaisir d’entendre, au fond, un propos assez analogue dans la bouche d’enseignants, « l’aubaine de ce temps ».

Je crois qu’un éducateur est quelqu’un qui aime son époque, qui l’épouse à bras le corps, quelles qu’en soient les difficultés, les contraintes et les servitudes – et ces dernières ne manquent pas.


Cela m’amène à une dernière question :

L’éducateur c’est aussi celui qui est porteur d’un projet d’avenir, d’une espérance pour l’Avenir. Il n’est pas d’abord l’homme, ou la femme du futur, mais de l’Avenir. Cela n’a rien à voir avec un optimisme béat ou un pessimisme cynique, mais avec cette certitude qui est au cœur de tout le travail éducatif, surtout dans l’éducation spécialisée – mais pas uniquement, je pense que c’est au cœur de toute action éducative, en particulier chez les parents – que la vie est un différentiel entre ce qui se vit déjà et ce qui est appelé à se vivre.

Eduquer, c’est contribuer à bâtir un avenir pour nos enfants.

Comment sommes-nous porteurs d’avenir ?

En étant les témoins d’une culture de vie, d’une assise de confiance en l’humain.

Il y a un mot interdit en éducation, ou une seule expression interdite en éducation – en tout cas qu’on ne devrait pas entendre en éducation – c’est l’expression « c’est foutu ».

On ne demande pas aux éducateurs d’être des architectes ou des inventeurs de l’humain – nous sommes très bien faits – mais des bâtisseurs d’une société qui rend possible et facilite le plein épanouissement de la vie humaine. Il arrive aux travailleurs sociaux d’être parfois, et même souvent, des pompiers de service pour éteindre des incendies provoqués par la déliquescence des liens vitaux et sociaux. Mais leur principale tâche n’en demeure pas moins d’être des éveilleurs de la vie bonne. Cette tâche est plus fondamentale que le travail néanmoins nécessaire et indispensable de l’insertion socio-professionnelle qui en est comme la dérivée.

Bâtir l’avenir, c’est croire au talent humain et à la possibilité qu’il soit partagé pour le bien commun de notre société.